Hugo Pratt a créé avec Corto Maltese plus qu'une icône de la bande dessinée : un mythe charismatique, le mâle aventurier insurpassable. Libertaire, il est citoyen du monde, vogue et combat au gré de ses intérêts, de ceux d'amis ou de personnes le plus souvent opprimés. Il faut donc du courage pour reprendre une telle franchise, même si Océan noir n'est pas le premier album où Corto Maltese se voit ré-approprié (depuis 2015, on devait les tomes 13, 14 et 15 à Juan Diaz Canales et Rubèn Pellejero).
Deux écoles s'opposent dans ces cas-là : celle de la fidélité à l'original, voire de la servilité parfois, et celle de l’appropriation/ré-interprétation. Océan Noir appartient à cette deuxième catégorie puisque le graphisme de Bastien Vivès modernise grandement Corto et que Martin Quenehen situe son histoire en 2001, période "twin towers", alors que le héros était né en 1887 chez Pratt. Les puristes (intégristes ?) crieront sans doute à la trahison, mais le parti-pris de Vivès est une vraie réussite. Même si numérique, l'épure stylistique de son dessin n'est pas sans rappeler les magnifiques aquarelles que Pratt réalisait en amont de ses BD (toutes proportions gardées et en monochromie ici) et les planches sont parsemées de fulgurances d'une grande beauté plastique. La première en exemple, où l'on découvre à peine visible mais immédiatement reconnaissable Corto aux commandes d'un bateau, ou encore la représentation de la pluie, des embruns ou des corps dans l'eau. Les grincheux pesteront sur certains visages sans regard, les aplats gris... Mais avec eux, rien ne bougerait !
Le hic, car il y en a un et de taille, c'est le scenario. Vouloir situer le propos dans un contexte plus contemporain est fort louable, mais il faut que cela serve à quelque chose. Le fait que l'histoire se passe lors des attentats aériens new yorkais reste une toile de fond, sans vraiment d'incidence sur le déroulement de l'histoire. Les codes employés et la narration restent bloqués dans le passé, avec ce héros en danger de mort imminente toutes les cinq pages, des agents secrets repérables à 1000 m, des retrouvailles improbables. Comme si une BD se concevait et se lisait comme il y a 50 ans. Les personnages autres que Corto n'existent pas ou peu. On aimerait pourtant connaître mieux Freya, l'ancien amour du marin, plutôt qu'avoir ces multiples rebondissements qui hachent l'histoire (peu intéressante), la rendent confuse au lieu de complexe.
Si l'aventure se poursuit avec ces deux artistes, il faudra particulièrement revoir le fond pour pleinement satisfaire.
Chronique par Reynald Riclet
Océan noir, le 16e Corto Maltese
n'est pas numéroté (volume hors série ?) mais est toujours édité chez Casterman.
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