ESSAI: Vivre et penser dans l'incertitude (ces philosophes indispensables à notre temps)


C
e livre aurait pu s'intituler Petit Guide Philosophique pour retrouver la Raison, à une époque où, sans perspective et sans socle de pensées nouvelles, des pans entiers de la population se raccrochent à des croyances religieuses, prend l'étranger comme un ennemi, le pauvre comme un parasite, la politique comme méprisable. Ainsi est ressentie l'impression qu'on ne convoque plus la pensée, alors que la scolarisation s'est fortement répandue en même temps que la formation scientifique.

J
ean-Paul Jouary nous permet ici de revisiter certains grands penseurs qui, chacun à leur époque, ont dû affronter les certitudes définitives, les dogmes et les croyances, pour imposer peu à peu la raison. Ainsi Galilée, pourtant contraint à abdiquer face aux persécutions et menaces de l'Eglise, avait réussi à lézarder le géocentrisme au profit de l'héliocentrisme. Mais "avoir le courage de conduire sa propre pensée suppose que l'on renonce au confort de la mise sous tutelle par ceux qui pensent à notre place, point commun du chef militaire, du prêtre, du despote et du maître à penser. Ainsi maintient‑on le peuple dans un état de "bétail", dit Kant, ou d'enfant qui n'osera plus tenter de marcher sans qu'on lui tienne la main."

Ainsi, égrainant les philosophes dont la puissance de pensée parait on ne peut plus actuelle - Descartes, Kant, Spinoza, Epictète, Pascal, Diogène, Rousseau entre autres - , Jean-Paul Jouary donne les pistes pour repenser notre époque, accepter l'incertitude de la vie en général. 
 
Exemple frappant : notre époque est traversée par une sorte d'obsession religieuse. Que l'on prenne d'un côté les intégristes musulmans et de l'autre ceux qui voudraient faire de la religion musulmane le repoussoir absolu, il est vivifiant que Jouary rappelle "c'est bien dans le cadre culturel islamique que l'esprit laïque s'est construit il y a un millénaire, alors que le monde occidental chrétien torturait et brûlait quiconque tentait de faire valoir le droit de raisonner indépendamment des dogmes religieux. Il serait fort judicieux de le faire savoir et de l'enseigner, pour combattre en profondeur à la fois l'intégrisme islamique et le racisme qui l'amalgame avec les musulmans en général." Cela grâce l'influence de la pensée d'Averroes le musulman ou du juif Maïmonide, dans une zone géographique qui correspond aujourd'hui au Maroc et à l'Andalousie au sud de l'Espagne. Ainsi "lorsque par ignorance – dans le meilleur des cas – certains politiques appellent à un "islam des Lumières", il faut rappeler que cet islam est apparu bien avant que la laïcité balbutie sous l'oppression dans l'espace chrétien. Et ce rappel est sans doute la meilleure réponse, et la plus digne, que l'on puisse apporter aux musulmans qui falsifient leur propre religion en l'enfermant dans un intégrisme barbare d'un autre âge. De fait, l'essor du rationalisme des Lumières doit beaucoup à l'averroïsme qui, de la Vénétie, a essaimé progressivement dans toute l'Europe occidentale". Voici qui remet quelques discours nauséabonds très répandus à leur place. Mais là n'est pas le seul axe abordé par l'auteur. 
 
La liberté, le bien et le mal, la justice, la nature, la démocratie, l'abondance dans nos vies... toutes ces questions abordées à longueur de plateaux télé et de magazines, largement commentées mais si peu pensées ! Lors d'une interview, il disait récemment : "Je ne crois pas que la philosophie soit magiquement un remède à tous les maux et toutes les dérives, et ne pense pas qu'un philosophe soit exceptionnellement bien placé pour dire aux humains ce que doit être leur vie. En revanche, j'essaie de montrer à quel point, depuis vingt-cinq siècles, des philosophes ont pensé et vécu de façon assez profonde et universelle pour que chacun de nous y trouve de quoi mieux penser et mieux vivre. Accepter d'errer dans l'incertitude, non pour douter de tout, mais pour avancer dans la pensée critique".

O
n regrettera, au sujet de la crise de la représentativité dans nos "démocraties", que si Jouary constate bien que "les peuples font l'expérience douloureuse que la promesse d'une souveraineté populaire n'est pas tenue" et que "l'idée même de "représentation" est un leurre : partout les citoyens voient bien que leurs "représentants" décident sans eux, voire contre eux, comme la France l'illustre de façon cynique", il reste court quant aux solutions possibles. Rousseau est bien invoqué - à grande raison, re-lisons-le à ce sujet ! - , mais c'est bien peu de n'envisager que l'instauration d'un référendum de type suisse, lorsqu'on prend connaissance des travaux des dizaines d'ateliers constituants répartis dans toute la France, depuis une quinzaine d'années et encore plus depuis ce qu'on appelle la crise des gilets jaunes".

Cet ouvrage est donc bienvenu, il est nécessaire de relire ces penseurs, comme il l'est de connaître l'Histoire pour survivre à son époque, la nôtre à fortiori. Il n'en faudra pas oublier pour autant de se confronter au réel et à l'existant, pour mieux s'en servir. L'ère médiatique brasse énormément d'idées, mots ou concepts qui ne reposent sur aucune réalité.

Vivre et penser dans l'incertitude, paru aux éditions Flammarion, est hautement recommandable pour qui veut retrouver quelques boussoles.

Chronique par Reynald Riclet