A la rédaction Asteline, on a souvent apprécié les livres de Théa Rojzman, auteure à qui on pourrait attribuer le qualificatif de "bédéiste psy", tant sa production décrypte avec empathie les tourments de l'âme humaine. Après plusieurs ouvrages qu'elle avait mis en images elle-même (dont Le carnet de rêves et Mourir ça n'existe pas), elle développe aujourd'hui surtout ses talents de scénariste, en tentant d'offrir à chaque fois un angle d'approche psychologique original pour aborder ses sujets, avec des dessinateurs aux styles variés : les réalistes comme Bernardo Muñoz (SCUM) ou Érik Juszezak (Pie XII face au nazisme) ; un Jeff Pourquié très adéquat pour dresser de manière grinçante les portraits d'Assassins tristement célèbres ; les humoristiques comme Anne Rouquette (cf. le rafraîchissant Après la psy le beau temps) ou Abdel de Bruxelles (cf. le nonsensique Dominos).
Cette fois, c'est en la dessinatrice Sandrine Revel qu'elle trouve une associée de choix pour réaliser un de ses livres les plus personnels. Douloureux aussi, car le sujet de l'histoire est délicat et rarement traité : la pédocriminalité (terme bien plus approprié que "pédophilie"). On se souvient du témoignage très remarqué Pourquoi j'ai tué Pierre d'Alfred et Olivier Ka. Grand Silence s'en distingue en optant pour une sorte de conte qui ne relate pas un seul cas, mais en synthétise plusieurs ; en ne désignant pas non plus systématiquement un seul type de bourreau, car certaines victimes peuvent le devenir à leur tour.
Le
style graphique, quant à lui, fait ici très "livre de jeunesse" de
prime abord, alors que le public visé est pourtant ado-adulte. Ce choix de traiter du sujet avec une joliesse naïve n'en est que plus troublant pour évoquer ces
vies traumatisées depuis l'enfance par des actes
d'inceste, de viol ou autres attouchements. Voilà une manière inédite de lancer cette alerte indispensable et de tenter de libérer la parole sur ce fléau... malheureusement très répandu*.
On entre dans le récit comme dans un rêve, dont on se doute qu'il tournera vite au cauchemar. Sur une île imaginaire, la cheminée d'une usine happe les cris des jeunes abusé(e)s. Celui dont il est d'abord question ici est Freddy, victime, lors d'une fête de mariage, du chantage d'un oncle par alliance, qu'il ne connaît pas. L'acte sordide n'est pas montré, l'ellipse est suffisamment suggestive : le garçon, au pantalon baissé, se retrouve - comme d'autres personnages après lui dans le récit - décomposé. Il va littéralement tenter de retrouver sa tête et - tant bien que mal - la restabiliser entre ses épaules.
Une institutrice handicapée, ayant elle-même vécu des abus sexuels autrefois, perçoit la douleur muette de certains élèves de sa classe. Ces non-dits, qui s'expriment au travers de divers symptômes maladifs et comportementaux, pourront-ils rester à jamais étouffés par l'énorme et sinistre machine ? Bien sûr que non.
Il y a beaucoup d'usages de métaphores narratives et visuelles dans Grand Silence, ce qui permet aux autrices de transcrire un ensemble de ressentis - sans nécessairement les expliquer : l'usine ; les phylactères vides ; des animaux prédateurs ; des monstres de compagnie ; ou encore des personnages qui changent d'aspect ou de couleur. Les lecteurs s'efforceront de ne pas voir dans ces gammes chromatiques d'associations politiques réelles. Quant à l'usage en continu de symbolismes graphiques et d'atmosphères oniriques, il peut de-ci de-là perturber un chouïa la fluidité de lecture, incitant à revenir en arrière pour comprendre certains enchaînements de cases. Ce sont des détails : globalement c'est vraiment réussi, et quel meilleur moyen y aurait-il que le langage du rêve pour délivrer un message à l'inconscient (collectif) ?
Voilà de bien belles planches pour parler d'une horreur... mais avec justesse et des perspectives de résiliences. Cette bande dessinée offre donc un contraste de lecture assez subtil, dénote déjà dans les parutions de cette année 2021 et est évidemment d'utilité publique !
Chronique par Joachim Regout
Grand Silence est un album paru chez Glénat.
* Une des pages en fin de ce livre mentionne quelques chiffres effrayants. A noter que la pédocriminalité perpétrée par des femmes, qui représente 10% des cas officiellement recensés, est très difficilement chiffrable, car elle est encore plus tabou, difficile à détecter et les plaintes trop peu prises en considération.