Certains éprouveront une curiosité morbide, d’autres un malaise face à une multiplication de biographies mettant en évidence des personnalités détraquées ayant réellement existé, érigeant même certains criminels, dictateurs ou intégristes au rang de sinistres superstars. En témoignent de nombreux romans, des biopics cinématographiques, des BD… La tendance va-t-elle se poursuivre avec une biographie de Mark Chapman (l’assassin de John Lennon) ou celles des responsables des attentats Charlie Hebdo ou du Bataclan ? Accorde-t-on en comparaison assez de valorisation aux héros du quotidien (qui le sont souvent malgré eux) ? A défaut de réponse définitive à ces questions "morales", SCUM, la tragédie Solanas, possède un intérêt certain… grâce aux dessins de Bernardo Muñoz (moins à ses couleurs, inégales), mais surtout à la façon dont la scénariste Théa Rojzman s’est emparée du sujet.
Quand son éditeur proposa d’élaborer un récit autour de la vie de Valerie Solanas, l’autrice de BD n’avait pas encore vraiment connaissance de qui il s’agissait. Après de premières recherches documentaires, Théa Rojzman accepta et s’attela ensuite à relever de l’humanité, des questionnements existentiels et de l’humour dans ce parcours de vie, qu’on résume souvent à un acte notoirement sordide.
Oui, aussi surprenant que cela puisse paraître, SCUM - la BD - s’attarde assez peu sur la tentative de meurtre d’Andy Warhol par Solanas en 1968. Les raisons de cet attentat demeurent d’ailleurs obscures et probablement poussées par la folie obsessionnelle et la drogue. Une hypothèse - retenue ici - évoque un projet de pièce de théâtre que Solanas aurait écrite et transmis à Warhol, ce dernier ayant ensuite malencontreusement égaré le manuscrit. Toujours est-il que l'impact des balles auxquels l’artiste pop-art survivra durant plusieurs années auront des séquelles physiques, psychologiques… et finalement raison de lui en 1987.
Mais ça, la BD va le traiter quasiment en filigrane et plutôt s’attarder sur l’enfance volée de Valérie, sur les abus sexuels qu'elle a subis, son dégoût total des hommes, ses errances (SDF, héroïnomane, prostituée occasionnelle...) et les réflexions ultra-radicales qui pousseront la jeune femme à la rédaction d’un manifeste, intitulé SCUM. Ce manifeste prône l’éradication du masculin, étape selon elle indispensable pour aboutir à une société harmonieuse.
Théa Rojzman s’interroge au travers de cette biographie romancée sur la responsabilité de nos sociétés à stimuler les méfaits de tels laissés-pour-compte. Voici ce qu’elle dit dans une interview, publiée en fin d’album : "Ce qui me semble toujours d’actualité, éternellement d’actualité, c’est la coupable inaptitude ou plutôt négligence totale de nos Sociétés à porter secours aux individus, aux enfants d’abord, quand il s’agit de blessures psychiques graves. On peut se fracasser les membres, être frappé par des maladies du corps diverses et variées et être totalement soignés, pris en charge, guéris. Quand il s’agit de maladies de l’esprit, la Société est totalement à la ramasse. Il faut voir l’état de la psychiatrie en France, les manques de moyens, l’incapacité politique à prendre à bras-le-corps les problématiques de traumas, de violences inter-familiales, de dépressions, etc. Pour moi, le sujet de ce livre, c’est davantage la question de la perdition d’un individu abandonné, errant - une femme particulièrement (ce qui implique plus d’agressions et donc de blessures, on ne va pas se mentir) - qui verse inévitablement dans la violence la plus extrême, y compris et d’abord contre lui-même. Bon, après, ce sujet est un peu mon obsession. Alors, j’ai peut-être utilisé malgré moi Valerie pour poser ces problématiques. Ou pas. Parce que toute l’histoire de Valerie parle de cela, au fond, il me semble. J’espère qu’on pourra aussi y lire cette dénonciation."
Plus loin, la scénariste se prononce aussi sur cette tendance qu’ont certains détracteurs du féminisme à utiliser Valerie Solanas comme un exemple pour étayer malhonnêtement leurs propos :
"Travailler son histoire m’a confirmé qu’il faut séparer toujours l’idéologie malade du véritable combat politique, et savoir les distinguer même quand cette part des choses est difficile à faire, enchevêtrée. Pour moi, la lutte féministe qui est essentielle, nécessaire - encore aujourd’hui, bien sûr - doit s’affranchir d’un moteur lié aux blessures. (…) A partir du moment où une lutte politique pose des victimes, des bourreaux et des boucs émissaires, quelque chose est infecté et ne peut rien produire de bon. Pour moi, Valerie Solanas n’était pas féministe. D’ailleurs, elle ne se revendiquait pas comme telle. Elle se disait "artiste" ou "écrivaine". Elle détestait les féministes et méprisait pas mal de femmes, finalement. Je pense qu’associer Solanas au féminisme est une erreur. Voire un moyen pratique pour discréditer les féministe d’une manière générale."
Les particularités de cette BD se ressentent aussi dans sa structure, faite de fréquentes transitions entre l’action au présent, les flashbacks, les visions futuristes, les perceptions conscientes ou détachées, ou sous l'emprise de la drogue. Transitions complexes, audacieuses, le plus souvent réussies. Les auteurs inventent aussi un subterfuge narratif en introduisant un rat comme compagnon imaginaire de Valerie. Cet animal parlant donne à l'histoire une tonalité particulière, très légèrement fantastique, permettant tour à tour d’amuser tant l’anti-héroïne que le lecteur, d’être un témoin à distance ou venant au contraire souligner l’émotion (notamment sur la fin).
Tout ça n’en rend pas (selon moi) Valerie Solanas attachante, ni excusable, mais en fait une représentante d’un type de dérive extrémiste résultant d’autres folies humaines environnantes - tout du moins en partie.
A noter aussi, un hommage judicieux à Lou Reed, qui, s'il était encore de ce monde, en aurait néanmoins et inévitablement beaucoup voulu aux auteurs d'avoir réalisé cette BD... ce qui ramène aux questions soulevées en début d'article.
A noter aussi, un hommage judicieux à Lou Reed, qui, s'il était encore de ce monde, en aurait néanmoins et inévitablement beaucoup voulu aux auteurs d'avoir réalisé cette BD... ce qui ramène aux questions soulevées en début d'article.
Chronique par Joachim Regout
Bande dessinée parue chez Glénat
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