Archive: interview de CHRISTOPHE BLAIN en 2001 (partie 4/4)


A
près avoir parlé de voyage dans la partie 1 de l'entretien; de l'amitié et de la collaboration dans la partie 2; de  la passion du dessin et de la narration en BD dans la partie 3; il sera question dans cette dernière partie du monde de l'édition, du numérique et de la nécessité de laisser part à l'improvisation.


J
oachim Regout :
On repasse du dessin animé à l’édition: publiant pour des petites et de grandes maisons, quelle est ta vision du monde de l’édition aujourd’hui ? Artistiquement, des auteurs semblent apporter à la BD une forme de maturité, mais éditorialement... Comment est-ce que tu vis ça ?
Christophe Blain : Ben,  éditorialement, ça se passe très bien. (rires) Il y a de nouveaux auteurs, une nouvelle façon d’envisager les choses... Il n’y a pas de nouveaux éditeurs, mais ceux en place sont attentifs. La preuve, c’est que des gens issus de l’Association, à la vision assez pointue et publiant pour un public assez restreint au départ, et dont on ne donnait pas cher de la peau, signent aujourd’hui des bouquins chez de grands éditeurs. Prends Joann Sfar, Lewis Trondheim et David B. pour ne citer qu’eux. David travaille avec des gens comme Dupuis, malgré son dessin très difficilement acceptable chez un grand éditeur il y a encore quatre-cinq ans; Blutch travaille avec les Humanos et il est remarqué chez Dargaud. Même si on n’est pas promis à un succès public immédiat, ça ne marche pas trop mal. On parvient à tourner autour des 10 000 exemplaires par bouquin, 15 000 pour Donjon Potron-Minet, 20 000 pour La Fille du Professseur. C’est pas mal. Ca veut dire qu’il y a un mouvement qui est amorcé, qu’il y a une place chez les éditeurs et qu’à force de faire des bouquins il y aura une place de plus en plus grande auprès des lecteurs... Je l’espère ! Dans l’ensemble, je crois qu’on arrive à une période idéale. On n’aurait pas pu imaginer, il y a cinq-six ans... Je ne sais plus comment s’appelle le type qui a fait l’album Chiquito la muerte...
 
Capron et Micol.
Voilà. Il y a des gens comme de Crecy (Foligatto m’avait beaucoup impressionné), ou Mattotti, qui ont ouvert cette voie. Et puis, il y a encore eu une nouvelle vague avec des gens qui racontent véritablement des histoires, ce qui n’était pas vraiment leur cas. David B. est un vrai raconteur, par exemple, avec des histoires de fond, très originales, très fortes, tantôt drôles, dramatiques ou émouvantes... qui nous portent ! C’est un visionnaire, tant graphique que littéraire.
 
Q
uand on te voit, quand on te lit, tu as l’air d’un doux rêveur comme ça... mais tout à l’heure, tu semblais aussi pragmatique en évoquant des chiffres. Le succès d’un livre influence-t-il la réalisation du suivant ?
Non, je n’en ai rien à foutre. Ce qui compte pour moi, c’est de faire des bouquins. Je suis par contre rassuré de voir qu’un livre marche pas mal, d’abord parce que ça rapporte de l’argent, d’autre part parce que ça permet d’avoir une crédibilité à long terme auprès d’un éditeur, et c’est ça qui permet de conserver sa liberté. Si je vendais à chaque fois 2000 bouquins, j’aurais des difficultés à faire le suivant: on me dirait alors "OK, t’en fais un, t’en fais un deuxième parce qu’on te trouve sympa", mais au troisième ils commenceraient à faire la gueule. Je pense qu’un trop gros succès - mais ça j’en suis préservé, du moins à court terme (rires) - est aliénant, mais de gros échecs le sont davantage. C’est extra de sentir qu’il y a un public de 10 000 lecteurs qui me suivent, parce que ça veut dire que je suis crédible chez les éditeurs et que je fais des bouquins qu’ils ont réellement l’intention de vendre. Pour ma première BD, La révolte d’Hop Frog, on m’avait dit "Vous êtes gentil, on vous publie votre album parce que vous avez l’aide financière du C.N.L., c’est du prestige, on s’amuse avec vous, mais on n’en vendra pas plus de 1500."... Ils ont vendu tout le tirage (plus de 6000), ils continuent d’en vendre et les bouquins d’après marchent encore mieux que ça ! Pour moi, c’est vachement important parce que je veux être libre. L’argent et la reconnaissance, c’est la liberté. Ce que je veux, c’est rigoler avec mes copains, faire des albums, me poser des questions et dessiner. Si je n’ai pas d’entraves matérielles, j’ai du bol... et ça se passe bien pour moi.
 
Ne ressens-tu pas comme un opportunisme déplacé, une paresse à défricher eux-mêmes de nouveaux terrains, chez ces grosses boîtes d'édition qui viennent pêcher des valeurs montantes dans de petites maisons d'édition ?
Si les gros éditeurs récupèrent ça et qu’ils parviennent à l’imposer, c’est qu’ils sont intelligents. Ces gens évoluent selon la loi du marché et ces productions constituent un super terreau: à Angoulême on commence à primer ces choses-là; le niveau s’élève un petit peu; on se pose de nouvelles questions sans faire de l’underground pour faire de l’underground, sans se galvauder non plus... Joann continue à publier des BD extrêmement pointues comme Pascin à l’Association. Moi, je n’ai pas le sentiment, en étant chez de grands éditeurs, de faire la moindre concession. Ce que je fais, je pourrais aussi bien le faire à l’Association. Les seules contraintes qui me sont imposées, c’est de ne pas faire de noir et blanc et de tenir dans des albums de 76, 54 ou 46 pages. Je préférerais avoir le nombre de pages et le format que je veux, bien sûr, mais je trouve que ce sont des contraintes minimes, qui peuvent même être une chance.
 
Est-ce qu'il t'arrive de tenir compte des remarques de lecteurs pour créer le bouquin suivant ?
Surtout pas, quelle horreur ! Non. Ce qui me fait plaisir, ce qui me donne l’impression d’avoir touché au but, ce sont des remarques de gens dont je sens l’avis en adéquation avec ce que j’ai voulu raconter, qui ont perçu des choses personnelles. Mais je n’en tiens pas compte dans la réalisation du bouquin suivant. Heureusement ! Il y a des dizaines de personnes qui m’ont demandé pourquoi je ne faisais plus de la couleur directe... Ils trouvent ça dommage... Mais c’est parce que je n’en ai plus envie, et puis c’est tout ! Je leur réponds gentiment, ceci dit, hein. Il y a des gens qui me disent que ce serait bien si je faisais ceci ou cela, mais je m’en fous ! Heureusement ! C’est un respect du public que de ne pas leur faire de concessions. En général, les gens qui viennent me voir sont des gens qui aiment mon travail et je crois qu’ils le comprennent bien. C’est rare qu’ils me disent des choses qui ne me plaisent pas.

R
evenons à Isaac le pirate.
De combien de tomes prévois-tu de constituer cette série ?
A priori trois... mais je n’en suis pas certain. Au départ, j’en avais prévu 1 tome, puis 2, puis 3. Peut-être que ça en fera davantage. Je préfère ne pas prévoir. Je
prends des notes pendant des années, je connais mon histoire depuis très longtemps, mais ce qui me semble intéressant, c’est quand je l’oublie et que j’improvise au fur et à mesure que je l’écris.
 
Mais tu écris tout de même un scénario complet pour rassurer l’éditeur qui va éditer le projet, non ?
Je sais ce que je vais raconter jusqu’au bout... mais c’est ce qui m’emmerde justement ! Pour les premiers tomes, je devais m’y forcer pour rassurer l’éditeur, oui. Mais ce qui m’intéresse, c’est quand je vais me surprendre moi-même par la suite. Je connais toute l’histoire. C’est le résultat d’une longue maturation... Mais l’étape qui m’intéresse, c’est quand j’arrive à me surprendre au cours de la réalisation du story-board. C’est alors que je me permets de raconter les choses en fonction de mon évolution, tout en gardant en tête ce que je veux raconter. Au départ, c’était une histoire strictement d’aventure, puis c’est devenu une histoire d’aventure et d’amour... et ça finira probablement sur une histoire focalisée sur l’amour. Le personnage féminin a pris une importance que je ne soupçonnais pas au départ. Il y a également d’autres éléments qui viennent alimenter progressivement l’histoire. Heureusement d’ailleurs, sinon ce serait chiant !

O
n dirait que tu as davantage confiance en ta capacité d'improviser.
Oui. Maintenant que je prends plus de temps pour écrire des histoires, je me rends compte que ma manière de travailler et ma conception des choses évoluent. Je gagne en confiance et je dirais que je ne sais pas ce que vont devenir mes idées. J’ai envie d’explorer un autre thème d’aventure: la chevalerie, le Moyen-Age. Je conserverai sans doute le thème, ce que je vais raconter se précise tout en restant flou, mais je verrai ce que ça donnera quand je l’écrirai. Mais ma principale occupation, là, c’est le cycle d’Isaac.
 
La BD traditionnelle possède-t-elle selon toi suffisamment de ressources pour assurer son avenir ? Que penses-tu du support web ou d’une notion telle que l’interactivité ?
Pffffffffffffffffffffff... Je suis vachement emmerdé avec ça, parce que c’est quelque chose dont je suis complètement extérieur. J’y viendrai par obligation. Dans l’état actuel des choses, il est impossible de lire une bande dessinée sur un écran, ce n’est pas confortable ! Tous les essais qui ont été faits via des CD-ROMs ou des sites n’ont aucun intérêt. La question n’est pas de savoir si Internet est bien ou pas bien, mais de tâcher au mieux d’en faire quelque chose de bien. Je pense qu’il y a des gens qui montreront l’inventivité nécessaire pour faire quelque chose de convaincant, un complément aux albums qu’on peut lire.
 
Tu ne crois donc pas en une évolution informatique qui puisse remplacer un album ?
Non, je ne vois pas comment. Ou alors ça devient un film d’animation et non plus de la bande dessinée. Lire un album sur un écran est quelque chose d’insupportable.
 
Je me fais l'avocat du diable : les écrans se perfectionnent sans cesse.
Moui, mais c’est du gadget, je ne crois pas que ça va changer quelque chose dans le fond. Par contre, peut-être qu’il naîtra une autre approche de la bande dessinée, une autre manière de travailler l’édition... mais je n’ai absolument aucune idée de ce que ça peut être. J’espère que je m’y adapterai facilement si tel devait être le cas... Mais ça ne m’intéresse pas de devancer la chose... Je ne trouve pas qu’il y ait suffisamment de ressources intéressantes. Ce n’est pas un média que j’ai envie d’explorer, je n’en ai absolument rien à foutre ! Je trouve que pour l’instant, c’est du bricolage, du gadget ! C’est néanmoins quelque chose qui s’impose et qui ne mérite pas non plus qu’on lutte contre. Mais pour l’instant, c’est pas ça, quoi !
 
Tu ne vas pas régulièrement sur le net...
Jamais. Je n’ai jamais vu quelqu’un faire quoi que ce soit d’intéressant sur Internet. C’est terriblement chiant et on n’y apprend jamais rien... ou alors il faut l’utiliser de façon strictement professionnelle.
 
J’espère quand même que tu iras faire un tour sur la présente interview ?
Bien sûr. Je pense néanmoins qu’il est indispensable d’avoir des choses comme votre site, parce qu’il ne faut pas attendre que ça marche pour se lancer. Il faut des gens qui défrichent, il faut que ça évolue. Il faut bien commencer par quelque chose, lancer une petite graine pour que ça se développe. Mais j’ai vu Joann Sfar par exemple, qui est allé de l’avant, qui s’est beaucoup intéressé aux ordinateurs, à la possibilité de faire des films en 3D, des jeux vidéo, de développer des sites et qui a cherché à faire des choses marrantes avec ça. Ce qu’il a fait n’était pas du tout inintéressant, il a le mérite de s’y être lancé... mais ça n’a pas beaucoup évolué. Il est revenu à ses albums de papier. Je pense que le chemin qui nous y mènera se fera plus naturellement. Je pense aussi qu’il faudra travailler avec des gens dont c’est la spécialité, qui pourront apporter quelque chose en plus, qui feront que l’utilisation se simplifie et soit fiable... parce que pour l’instant, je trouve que c’est du bricolage.
 
Je ne sais pas si tu vois le projet sur lequel se consacre Yslaire en ce moment. Il développe sa série XXeciel.com à partir d’un projet de site Internet...
Aucun intérêt. Trouve-moi un truc qu’il peut dire d’intéressant ! C’est de la frime, il n’y a rien: il ne fait que rapporter des choses existantes ! Ca n’a pas de sens en tant qu’auteur ! Toi, en tant que journaliste, ça a un sens quand tu rapportes des informations existantes dans ton magazine: ça permet une découverte, un engouement. C’est très bien de développer des choses comme ça. La phase suivante, qui serait intéressante, ce serait de créer une spécificité à Internet : qu’on n’utilise plus Internet comme on ouvre un magazine ou comme on allume sa télé. Pour le moment, je trouve qu’il n’y a pas de spécificité. Pour le moment je trouve que c’est uniquement un moyen d’information et de communication rapide et d’un certain type, mais pas du tout un moyen de création.
! Ce n’est que l’enfance de ce truc-là. Je crois que ça va évoluer extrêmement vite, mais je ne me sens pas là-dedans, je n’ai pas de temps à perdre à essayer de voir comment je pourrais y contribuer. Il faudrait être dans un certain état d’esprit. Et moi, les ordinateurs, c’est quelque chose que je n’aime pas beaucoup... bien que ça puisse créer de belles images et faire des jeux intéressants auxquels j’aime bien jouer.
 
Les couleurs de tes albums sont bien faites à l’ordinateur...
Là, l’ordinateur est uniquement un outil, qui permet une rapidité d’exécution et des modifications rapides si nécessaire. Il y a bien quelques choses qui ne pourraient pas être faites à la main, mais...
 
T
u ne pratiques jamais toi-même la mise en couleur par ordinateur, même pour faire des essais ?
J’en ai fait un petit peu, en illustration, parce que je voulais faire vite. En terme de dessin, on peut arriver aujourd’hui à créer des choses qui sont spécifiques à la création par ordinateur, sans être vulgaire du tout. Moi, par contre, j’utilise l’ordinateur de manière à ce que ça ne se voie pas. A terme, je crois qu’on ne sera plus obligés d’encrer les pages, on pourra juste les crayonner. Je suis pour le confort de travail qu’offre l’ordinateur. Mais Internet, c’est un autre problème... Mais il est inévitable que je m’y ferai. C’est comme le téléphone portable : je n’en ai pas, mais ça m’étonnerait que je passe encore trois ans sans en avoir un.
 
Christophe, merci beaucoup pour cet entretien.
 

Propos recueillis par Joachim Regout en 2001.

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A propos des illustrations sur cette page :
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image 1 et image 6 - représentant Mère Nature -, en lien avec Le monde sans fin, album réalisé avec Jean-Marc Jancovici (chez Dargaud, 2022) ;
- images 2 et 7, liées à l'album-CD La Fille, réalisé avec la chanteuse Barbara Carlotti (chez Gallimard, 2013);
- image 3, un ex-libris représentant Gus (4 tomes parus chez Dargaud)
- images 4 et 5 issues de la série Isaac le pirate.