2 ESSAIS, 2 visions bien différentes à propos du vote : "Aux Urnes !" & "Comment s'occuper un dimanche d'élection"

Drôle de coïncidence, se retrouver à lire la même semaine un ouvrage qui exhorte à aller voter et un second qui remet le vote à sa place et se demande ce qui pourrait être un meilleur acte politique que d'aller glisser un bulletin dans une boîte !

G
régoire Cazcarra est fondateur des Engagés, association qui entend faire mieux comprendre le monde qui nous entoure, découvrir les arcanes de la vie politique, échanger avec des acteurs inspirants de la société, donner un nouveau souffle au débat public, notamment en mobilisant la jeunesse.

Dans
Aux Urnes ! (Comment convaincre vos proches d'aller voter), il passe en revue les raisons de l'abstention et donne pour chacune d'entre-elles des réponses, des ressources pour ceux qui voudraient convaincre leur entourage, voire pour convaincre directement des abstentionnistes. Il identifie six grandes catégories d'explications : c'est compliqué d'aller voter ; je n'y connais rien ; les élus ne tiennent pas leurs promesses ; la politique n'a pas d'effet sur ma vie ; tous pourris, je ne me sens pas représenté ; voter c'est soutenir le système.

Cazcarra a écrit ce livre après l'abstention record des régionales 2021 : 66,7% ! Ce livre est donc un effort louable pour réconcilier les français et les élections.  Il a par ailleurs développé une application, Elyze, surnommée "le Tinder de la présidentielle 2022". Cette plateforme aide les utilisateurs à trouver le candidat avec lequel ils ont le plus d'affinités en faisant "swiper" les propositions de différents programmes. Sa conclusion prend la forme d'un désir de société de l'engagement, afin que chacun puisse participer à une société nouvelle.

C'
est sans doute le moment où Bégaudeau et Cazcarra se rejoignent le plus. Car l'auteur - entre autres -  de Histoire de ta bêtise et de Notre joie, deux essais consacrés aux électeurs de Macron pour le premier, aux identitaires pour le second, est un abstentionniste. Non prosélyte - il lui est même arrivé de voter- il n'en veut pas à ceux qui votent et ne cherche pas à convaincre de l'imiter.

Il veut simplement remettre le vote à sa place. Le mode analytique qu'il utilise existe depuis la révolution, certains ont tout de suite perçu dans l'élection telle qu'elle était présentée comme une imposture, une escroquerie. Loin d'être l'aboutissement d'une énergie politique, c'en est l'achèvement au sens d'achever un homme, la fin de la politique. C'est aussi ce qu'on retrouve chez des philosophes comme Jacques Rancière actuellement.

Récemment, lors d'une interview vidéo dans Là-bas si j'y suis il disait : "On voudrait faire passer l'acte de voter comme l'acte politique par excellence. Fait-on de la politique lorsqu'on vote ? Où se situe l'acte de voter à une élection dans l'échelle de l'énergie et de la consistance politique ? très bas. Prendre ¼ d'heure pour aller mettre un bulletin dans une urne dans une école maternelle ne demande pas une grande implication. Il n'est accompagné d'aucune parole, aucun geste, aucune pensée, c'est le minimum syndical de la politique et il faut remettre ce geste à sa juste place. Faire de la politique, c'est au moins se réunir, parler, décider."

On oppose souvent à ce genre de discours, "vous rendez-vous compte de tous ces gens qui ont lutté pour pouvoir voter ? Et tous ces gens qui sont morts pour cette cause ?".

Bégaudeau rétorque que factuellement les ouvriers ou le peuple ont rarement réclamé de pouvoir voter, ou alors au milieu d'autres revendications qui leur paraissaient plus importantes, d'autre part que ce n'est pas parce que des gens meurent pour une cause qu'elle est juste, la mort de djiadistes dans des attentats est-elle juste ? Et ce n'est pas parce que partout dans le monde des gens se trompent d'objectif politique qu'on doit épouser le même ?

Dans la même interview : "L'acte de voter est mineur par rapport à monter une association ou un collectif qui va aider des défaillants psychologiques. C'est une délégation de pouvoir, qui empêche de s'occuper de ses propres affaires et du bien commun.

Entre deux élections, rares seront les votants qui s'intéresseront à ce que font ceux pour lesquels ils ont voté. Qui consulte le journal officiel ? Qui s'intéresse à ce que vote le parlement ? Tout le monde se focalise sur l'élection alors que c'est un moment pendant lequel il n'y a rien à voir, c'est un spectacle creux.

Le dispositif électoral est un dispositif du parti de l'ordre. Il est normal que les partis de l'ordre y triomphent. Inversement, lorsque la scène politique se transvase depuis l'urne jusqu'à la rue, les partis plus progressistes sont plus à l'aise. La gauche devrait y penser sérieusement car comme on dit en foot, aux élections elle joue à l'extérieur alors que le parti de l'ordre joue à domicile.

On fait grand cas de l'élection de 1981, mais c'est en 1968 que la gauche gagne la bataille culturelle, idéologique et intellectuelle. Toutes les années '70 en seront baignées. Paradoxalement, 1981 signera vite la fin de cette victoire. Pourtant '81 fonctionne comme une madeleine de Proust, il y a une forme de fétichisme de cette élection.

Rarement un candidat n'aura autant été le représentant d'une classe dominante que Macron. Or l'élection, le système électoral a été pensé pour reconduire éternellement, à l'infini la bourgeoisie au pouvoir. Macron a réussi à réconcilier les deux morceaux du bloc bourgeois : le social-démocrate de centre gauche et le libéral de droite. Ce qui constitue une base électorale puissante car la classe dominante vote beaucoup. L'élection est leur chose. C'est comme une réunion de copropriété qui élit son président. (Sur ce point, on remarquera que Grégoire Cazcarra est un pur produit de la bourgeoisie, qui a fait une grande école, qui s'engage en politique etc... S'il concède que des amélioration doivent être faites dans notre "démocratie", il ne semble pas prêt à des changement profonds.)

Et c'est à ce titre que la bourgeoisie pète les plombs lorsqu'un candidat qui n'est pas des leurs s'invite dans le jeu. C'est ce qu'on a vu dans le dernier mois de l'élection de 2017 quand Mélenchon est apparu comme dangereux pour ses intérêts.

L'hégémonie culturelle de droite est profonde, car la conscience de classe est empêchée depuis presque 40 ans par l'éclatement, la déstructuration et l'isolement des classes populaires. Syndicats et luttes n'ont pas encore réussi à s'adapter à ces nouvelles situations. La gauche, au lieu de se focaliser sur des élections et de se demander si elle doit s'allier à Jadot ou pas, devrait d'abord réfléchir à la réalité sociologique du corps social pour proposer une nouvelle société, rétablir la politique dans la vie, fonder une vraie démocratie.

La Commune a été un grand moment de politique, de conscience et d'action politique du peuple. La République qui se format ensuite a été faite pour conjurer cet instant. Thiers et ses acolytes ont pensé l'élection pour bien neutraliser ce qui était advenu dans la rue. Les élus sont programmés pour ne pas nous ressembler, pour qu'il y ait une discontinuité économique et sociale entre le peuple et la question institutionnelle.

Il faudra instaurer des rapports de force : la bourgeoisie ne donnera pas le RIC sauf si elle est mise en minorité. Il faut réaffirmer le prima de la scène sociale sur la scène institutionnelle. Il faudra réfléchir à la représentation (indispensable), sa révocabilité, au tirage au sort. Celui qui est désigné est un exécutant, un serviteur, pas un dominant."


Bégaudeau argumente finement une position rarement défendue en public. Il prend soin aussi de séparer le vote d'élection et le vote en situation, par exemple des ouvriers qui font une AG, discutent et votent une décision. Il finit son essai en proposant quelques activités qui valent mieux que d'aller voter un dimanche d'élection, lorsque l'on a une trop haute opinion de la politique pour perdre son temps à cela.

Alors, que faire ? Voter ? Ne pas voter ? Personnellement j'en tire cette conclusion après lecture des deux textes : votons, ça valide certes un système en place, mais cela peut permettre d'élire des candidats qui veulent changer les institutions, instaurer une autre république. Mais surtout, vivons la chose politique comme étant la nôtre, ce qui conditionne nos vies. Ne nous arrêtons surtout pas à choisir nos maîtres. Engageons-nous au quotidien, par nos actes, par notre façon d'être avec les autres et le commun. Mais les freins à une telle démarche sont nombreux, à commencer par le temps nécessaire à s'informer, à s'impliquer. Comment trouver celui-ci dans nos vies effrénées que certains voudraient encore pires ? Ensuite, libérés de cette contrainte, comment former la population à avoir une conscience politique ? Il faudrait alors peut-être chercher du côté d'une éducation populaire et politique tant vantée par Franck Lepage.

Quant à donner l'envie de voter ou de s'impliquer, elle ne viendra pas si le système politique, ses institutions, sa représentativité, en bref si la constitution ne change pas radicalement et urgemment. A défaut, il faudra constater une accentuation de l'érosion, un mécontentement et une défiance de la scène politique, une montée de l'extrême droite qui a toujours prospéré dans la fange créée par les autres.
 
E
n attendant, deux essais à lire !

Chronique par Reynald Riclet


Aux Urnes ! (Comment convaincre vos proches d'aller voter) de Grégoire Cazcarra est paru dans la collection Librio 5€ ;
Comment s'occuper un dimanche d'élection de François Bégaudeau aux Éditions Divergences.

Les livres de François Bégaudeau dont on parle dans nos chroniques :
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Un enlèvement
- Notre joie
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Comment s'occuper un dimanche d'élection