Lectures BD de DECEMBRE 2018

(extrait de Moi, Fou, dont il est question en bas d'article)
Il y avait de quoi piquer la curiosité en apprenant qu'un scénario d'Alix, série "historique" classico-classique, allait être signé par David B., auteur hors normes à qui l'on doit le génial L'Ascension du Haut-Mal, mais aussi des Tengû Carré, Jardin Armé et autres merveilles de bandes dessinées alternatives empreintes de mythes et d'onirisme. 

En réalité, il n'y a pas grand cas à en faire de ce 37e tome : contrairement à Alix Senator, qui propose une suite radicalement différente et modernisée, ici c'est du Alix à l'ancienne, bien reconnaissable, accompagné de son ami Enak et avec tous les codes (désuets) du genre. Comme souvent dans les "retours", on retrouve un vieil ennemi et des références à des albums antérieurs de la série. C'est un certain Giorgio Albertinidessinateur et historien, qui met tout ça en images, clonant quasiment le style du créateur originel, Jacques Martin.  Comme pour Blake et Mortimer, plusieurs équipes d'auteurs ont été sollicitées pour alimenter la saga avec un rythme soutenu de nouveautés. 

Alors oui, l'univers d'Alix se "sexue" très modérément, avec quelques nus, la présence de prostituées (ouhlàlà) et se "salit" d'un peu plus de poussière et de sang. Oui aussi, le nouveau personnage qu'est la géante possède une aura ambivalente et fascinante qui laisse vaguement entrevoir que David B. est aux manettes de cette oeuvre de commande... mais tout ça reste très convenu, très "old school" et donc surtout adressé au public de base qui est invité à compléter sa collection avec des titres qui n'équivaudront probablement jamais les grands épisodes de sa saga préférée. Enfin, qui sait ce qui se mijote après ce tome de transition ? Paru aux éditions Casterman.

On aurait aussi pu vous parler de L'espoir malgré tout, le nouveau Spirou par Emile Bravo, qui, cette fois, propose une histoire à suivre. L'auteur ne réitère pas encore complètement l'exploit du Journal d'un ingénu, qui avait positivement surpris plusieurs générations de lecteurs en mal d'une nouvelle aventure incontournable du rouquin. Ca démarre néanmoins sur des chapeaux de roues (bien qu'un peu plus manichéen et moralisateur ?), mais attendons la parution de la totalité du récit avant de formuler une opinion. Trève de classiques dépoussiérés, place à présent à la vraie nouvelle création.

"Toutes les choses contiennent un mystère.
Et la poésie est le mystère qui contient toutes ces choses."  

Animabilis de Thierry Murat (aux éditions Futuropolis) présente le périple hivernal et l’émancipation d’un journaliste français en 1872, chargé de dresser un papier sensationnaliste sur des crimes perpétrés dans un bled perdu du Yorkshire. La physionomie du jeune homme en question évoque quelque peu Arthur Rimbaud et ce n'est sans doute pas un choix anodin, puisque de gratte-papier résigné à observer depuis les "parois vitreuses de l'objectivité" il va rencontrer la "présence immatérielle" des choses et son écriture va se transformer :

"Désormais, le verbe pousse mon esprit hors du sommeil de la pensée. 
Les formules magiques et les enchantements sont les plus belles formes primitives de la poésie. Et le poète n'a que faire d'une versification savante et méthodique !
Laissons, voulez-vous, les vieux imbéciles s'avachir dans leurs alexandrins moisis...
Pour atteindre la puissance archaïque de l'incantation, il faut écrire en vers libres, dans les profondeurs de l'âme ! Comme on respire le chant premier d'un matin en pagaille... Sans artifices ni oripeaux. Je n'ai pas besoin de faire rimer ce nuage avec ton visage.
Ton visage est ce nuage. Au plus clair de la fenêtre de tes yeux."

Ode à la nature, au paganisme et à l’art poétique donc - non sans égratiner d'autres formes d'écriture (y compris le romanesque), le texte de Thierry Murat est fort, résonnant dans de nombreuses cases muettes mais habitées. Deux élans contraires sont perceptibles ici : celui que l'amour et la poésie peuvent sauver le monde humain, et celui que ce dernier s'acharne à éliminer ce qui le sauve. 

Cette bande dessinée plaira probablement à ceux qui ont aimé les atmosphères rurales et la “sorcellerie” sous-jacente du fameux Silence (1979) de Comès. Même si le dessin est ici plus “réaliste”, il joue aussi de noirs profonds. Il use aussi beaucoup de répétitions, de copiers-collés de vignettes (recadrées, inversées, teintées numériquement), ce qui, d’une part, renforce la référence à la poésie (on pourrait parler de “rimes graphiques”), ajoute à l’étrangeté hypnotique, mais de l’autre, donne l’impression d’une paresse de dessinateur, d’autant que les grandes planches contiennent déjà très peu de cases, dont certaines minimalistes.

si “animabilis” signifie “vivifiant”, j'ai aussi trouvé dommage que ce sentiment-là ne passe pas, même dans les moments qui se veulent plus exaltés. Les personnages semblent tous éteints - comme une galerie de fantômes -, en toutes circonstances. Et sans dévoiler quoi que ce soit, je préviens le lecteur ou la lectrice au moral fragile que ce n'est pas sur un élan vivifiant que vous refermerez l’ouvrage. 

A l'instar de 2017 où sortaient du lot le Ar-Men de Lepage (chez Futuro) et surtout le Black Dog de Dave McKean (chez Glénat), mes coups de coeur de 2018 ne sont pas non plus des oeuvres à se tordre de rire (et si 2019 pouvait nous apporter quelques chefs-d’œuvre littéraires pour zygomatiques, ce serait sympa). Je n'ai pas eu l'impression d'une année exceptionnelle pour le dénommé "9e Art", malgré quelques titres de bonne tenue, comme le réussi The End de Zep. Par contre, il aura fallu attendre la fin de l'année pour que paraisse LA nouveauté qui vaille un grand coup de projecteur :

Moi, Fou d’Antonio Altarriba et Keko (chez Denoël Graphic). 

Sur base de dérives existantes dans le secteur pharmaceutique en matière d'antidépresseurs, ou encore de création artificielle de nouvelles pathologies psychiatriques, les auteurs ont construit une histoire juste... glaçante. La limite entre réalité et fiction semble ici ténue. C'est kafkaïen et dénonciateur. Et brillamment écrit.

Le dessin, en noir et blanc (avec incursion occasionnelle de jaune - un peu comme dans le 4e tome de Sin City) peut ne pas sembler attrayant au premier abord, à moins que vous soyez déjà lecteurs, par exemple, de Mezzo et Pirus (Le roi des mouches) ou de Marc-Antoine Mathieu (Julius Corentin Acquefacques). Toutefois, à la lecture, je vous garantis qu'il est parfaitement adapté pour densifier ce récit cauchemardesque. La mise en scène est remarquable aussi, malgré une austérité apparente.

Une bande dessinée qui, sans être un documentaire, fera pertinemment réfléchir sur l'usage de certains médicaments. A bon entendeur...

Chronique par Joachim