Entretien avec Benoît Sokal (Canardo)

Canardo est en mission pour le compte du député-maire, en pleine campagne pour sa réélection. Le candidat a confié au détective le soin d’enquêter sur sa femme, qu’il soupçonne d’adultère – un écart de conduite qu’il ne peut pas se permettre à ce stade délicat de sa carrière politique. Bref, tout serait parfaitement normal dans un monde parfaitement ennuyeux si une série de meurtres n’ensanglantait soudain la ville. Toutes les victimes, tuées d’une balle dans le dos, semblent avoir un lien avec l’industrie du cinéma pornographique. Enfin un peu d’action pour Canardo, appelé à la rescousse sur cette difficile enquête par son vieux complice le commissaire Garenni…
 
A l'occasion de la parution du 17e tome, Une bourgeoise fatale, la rédaction a ressorti de ses cartons une interview vraiment intéressante de Sokal. L'occasion de rappeler au lecteur quelles relations ce créateur entretient avec son personnage d'enquêteur désabusé, sorte de fils mal caché de Donald Duck et de Colombo, qu'il anime depuis environ 30 ans à présent... parallèlement à une ambitieuse carrière dans le jeu vidéo... et bientôt dans le cinéma ? Il se dit que Benoît Sokal et François Schuiten travailleraient sur un projet nommé Aquarica, un long métrage (d'animation ?) mettant en scène des baleines géantes et pouvant également se décliner sous forme de jeu vidéo.
Mais revenons en à Canardo :

A une certaine époque, vous émettiez le souhait de diriger la série Canardo dans des voies qui ne seraient plus uniquement celles du polar. Les derniers Canardo en date semblent pourtant tous bien revenus au genre, pur et dur.
Oui. Encouragé à mes débuts à faire de Canardo une série, je l’utilisais pour y exprimer tout ce qui me passait par la tête.
La série devenait donc tantôt parodie du roman populaire comme La Marque de Raspoutine, tantôt un récit d’aventures comme L’Amerzone. Ensuite, je me suis rendu compte que je pouvais faire certains types d’histoires autrement, soit en faisant de la bande dessinée réaliste (Sanguine ; Le vieil homme qui n’écrivait plus), soit du jeu vidéo (L’Amerzone, Syberia I et II, Paradise). Aujourd’hui, quand je veux raconter une histoire de polar, j’utilise Canardo. Pour développer des idées d’un autre ordre, je m’y prends autrement, pour éviter de les forcer à entrer dans le canvas des Canardo.

Faites-vous toujours allusion au caractère, à la personnalité d’un personnage en lui attribuant une physionomie animale ?
Pour moi, mes personnages ne sont pas des animaux : ce sont des masques. C’est vrai que j’utiliserai par exemple plutôt un cochon pour décrire des personnages qui sont tout sauf nobles : un parrain de la mafia, un patron de société véreux, etc. J’utilise aussi parfois certaines évidences : je dessine souvent des putes sous des traits de volaille, par exemple… parce qu’on donne aux gens de tels noms d’oiseaux parfois.

On est frappé par l’aspect désabusé qui se dégage de la série Canardo. Vous sentez-vous porteur de messages fatalistes ?
En général, j’ai une philosophie assez fataliste sur le genre humain... Ca c’est personnel. D’autre part, les genres policier et roman noir sont noirs par définition. Canardo est un protagoniste revenu de tout, qui a fait le tour de toutes les turpitudes de la nature humaine, et qui adopte donc une attitude distanciée, fataliste, un peu cynique, un air «à qui on ne la fait pas». Peut-être qu’inconsciemment je fais passer une part de ma philosophie… Mais le propos n’est pas d’imposer une morale, une idéologie ou un message à travers les Canardo. Je peux traiter un sujet avec de la noirceur, du scepticisme, mais j’essaye de faire en sorte que tout ça paraisse léger – dans le bon sens du terme.

Canardo donne l’impression d’être devenu une bonne BD de divertissement, sans prétention. Tandis qu’avec vos jeux vidéo, vous donnez au contraire l’impression de relever des défis assez prétentieux.
Mmm. Je suis assez d’accord… Mais que dire ?…
Canardo n’est plus, de fait, mon intérêt premier, celui où je mets toute mon énergie. C’est quelque chose que j’aime continuer à faire, à doses relativement homéopathiques, parce que ça fait plus de 30 ans que j’alimente cette série. J’essaie d’y apporter à chaque fois une certaine légèreté, un certain humour et d’y développer les dialogues et leur aspect théâtral… Les dialogues m’intéressent toujours beaucoup... et c’est une opportunité que je trouve en BD, et non pas dans le jeu vidéo.

La marque de Raspoutine se déroulait en Sibérie. 20 ans après paraîssait votre jeu vidéo intitulé Syberia. Y aviez-vous pensé ?
Oui, bien sûr. Je n’avais pas immédiatement fait le lien… mais il y a des thèmes récurrents dans mon travail. J’ai toujours été fasciné par l’Est, en général.
Pour mille raisons. Dans les albums de la série Canardo, il n’y a que 46 pages, qui ne permettent que de survoler les thèmes. J’ai donc parfois envie de traiter à nouveau de certains sujets, mais autrement, de façon plus réaliste, plus profonde. C’est ce que j’ai fait pour le jeu L’Amerzone... qui n’avait plus rien à voir avec Canardo. Ni dans le décor, ni dans la façon dont on a traité les images. J’avais juste gardé deux ou trois thèmes généraux qui figuraient dans l’album, comme ces oiseaux blancs qui volent au dessus d’un volcan. C’est tout.

Considérez-vous qu’une richesse qu’ont en commun la bande dessinée et le jeu vidéo est de ne pas imposer un rythme au lecteur/joueur, contrairement au cinéma ?
Oui, tout à fait. Chaque média a ses qualités et ses défauts. De fait, le cinéma est probablement celui qui est le plus dirigiste. Par contre, la liberté la plus totale, je dirais qu’elle est plutôt dans le roman que dans le jeu vidéo ou la bande dessinée. Parce que dans le roman, si l’écrivain décrit sommairement une fille, chaque lecteur se l’imaginera à sa façon. Le roman laisse une énorme place à l’imagination.

Considérez-vous pour autant la littérature comme l’art majeur ?
Non, il n’est pas plus majeur qu’autre chose. C’est simplement là que le lecteur a le plus de libertés, c’est tout. A partir du moment où on lui montre une image, quelle qu’elle soit, on lui brise/bride un peu son imagination. Par l’image, on lui impose que l’héroïne est blonde et qu’elle a une robe rouge. Je ne peux même plus imaginer comment sera cette robe rouge puisque quelqu’un me l’a montrée et qu’elle est bien comme ça. En bande dessinée, on dit que les gens imaginent la voix des personnages par exemple. Le film est quant à lui beaucoup plus dirigiste, parce qu’il impose tout : la voix, le tempo etc.

Et le jeu vidéo dans tout ça ? Comment le positionnez-vous ?
Le jeu vidéo est parfois très dirigiste…Il l’est d’ailleurs par essence, vu que toutes les libertés qu’on donne au joueur sont programmées. Il n’y a pas d’aléatoire. Le grand fantasme dans le milieu informatique est de gérer l’aléatoire, l’intelligence artificielle… des choses comme ça. Mais je crois foncièrement que les gens attendent la même chose d’un jeu vidéo, d’une bande dessinée ou d’un film que d’un meuble. C’est-à-dire que c’est sans doute amusant de construire les armoires Ikea soi-même, mais on préférerait qu’elles soient déjà toutes construites par un très bon ébéniste. De même, quand je vais au cinéma, je fais confiance à un très bon pro. Je vais voir un Spielberg parce que je m’attends à ce qu’il me raconte une bonne histoire. Je n’aimerais pas que Spielberg me dise : «Voilà le requin, voilà la mer, voilà le shériff. A toi de faire Les dents de la mer !». Il ne faut pas exagérer… Et dans le jeu vidéo, il y a cette tendance-là.

Le jeu vidéo propose effectivement des tentatives avec des fins multiples etc.
Oui, il y a des tentatives… Mais pour moi, c’est idiot. Personnellement, j’explore une option du jeu vidéo qui est le jeu d’aventure dans lequel on raconte une histoire, tout en laissant au joueur la liberté de déambulation – ce qui est propre au jeu vidéo par essence. Mais j’essaye de mettre beaucoup de sens, de ménager des effets, d’intégrer à un certain moment un crescendo dans le déroulement des actions… comme au cinéma. Je suis conscient que ce n’est pas le type de jeu vidéo le plus ouvert. Mais entrer dans le jeu c’est un peu comme dans ce film de Woody Allen où la femme entre dans l’écran : on est dans la salle et on se demande ce qu’il va se passer si on entre dans le décor. L’aspect immersion en 3D est une richesse propre au jeu vidéo. C’est ça que je trouve magique.

Dans vos jeux vidéo, vous avez atteint des limites du réalisme en image de synthèse…
Oui. Sur le plan de la technologie du jeu vidéo on arrive à une forme de limite. On ne peut pas aller au-delà du réel, pas faire mieux que ce qu’on peut percevoir. Les progrès dans ce domaine vont s’arrêter à un moment… C’est la loi de la nature. La BD a connu ça aussi : quand on faisait de la BD au début des années ’80, l’imprimerie était encore très rustique, contrairement à ce qu’on croit parfois. A mes débuts dans (A SUIVRE), je me rappelle avoir dû changer mon style de dessin en fonction des limites de l’imprimerie. Des progrès techniques audacieux ont vu le jour par la suite dans des publications comme Métal Hurlant et des bandes dessinées comme Arzach de Moebius, grâce à l’utilisation de plus beaux papiers, de la couleur directe, etc. Mais après ça, la bande dessinée n’a plus beaucoup évolué sur le plan technique, si ce n’est la mise en couleur informatisée.


Croyez-vous qu’il existe un moyen de briser les règles classiques de la narration (début-milieu-fin), que ce soit par le biais de la bande dessinée, du jeu vidéo ou autre ?
Moi, je n’y crois pas vraiment. Je pense que c’est un fantasme… souvent un fantasme d’informaticien. Tous les exemples dont j’entends parler ne sont pas convaincants, parce qu’on a une structure de pensée qui fonctionne bien d’une certaine manière et pas d’une autre. Pour prendre un exemple très simple : si tu veux te faire comprendre par quelqu’un lorsque tu racontes ton week-end à Knokke le Zoutte, tu ne vas pas commencer par un détail comme la couleur rouge de la couverture de la chambre d’hôtel. Non, tu vas d’abord planter un décor général, puis tu vas parler de l’hôtel, ensuite de la chambre qui était bien, et finalement de la couverture qui était rouge. Si tu fais le contraire, tu énerveras ton interlocuteur qui se demandera où tu veux en venir. C’est pour ça qu’il y a des gens qui sont chiants à écouter parler et d’autres qui sont passionnants – je ne dis pas que j’en fais partie.

Vous avez dit un jour dans une interview que la bande dessinée devait se questionner sur son avenir par rapport à des technologies plus nouvelles. La technologie n’est-elle pas qu’un outil ? La créativité ne se situe-t-elle pas ailleurs ?
Bien sûr : la technologie actuelle est un outil qui va vieillir comme les autres. Quant à la BD qui doit se questionner sur son avenir, je ne voudrais pas établir de théories en partant de ma situation personnelle pour généraliser à toute la bande dessinée. On vit une époque où beaucoup de petits genres naissent. Je ne sais pas s’il s’agit d’arts majeurs ou d’arts mineurs, et à la limite on s’en fout : à un moment donné on a proclamé la BD comme étant le 9e art, et on placera probablement un 10e, un 11e etc. Il y aura toujours des discussions pour savoir si tel art est majeur ou mineur, comme à Angoulême. Ca ne sert à rien, on s’en fiche ! Mais ce qui est clair, c’est qu’il y a des manières de s’exprimer et de raconter des histoires qui naissent et qui se développent, qui connaissent ou qui connaîtront un âge d’or, une apogée, un ronronnement et puis peut-être une mort à moyen terme. On peut trouver que c’est injuste d’énoncer ce genre d’idées, parce qu’il y a de grands talents à toutes les époques… Mais il est inévitable que si on parle de littérature par exemple, on va forcément d’abord évoquer l’âge d’or du roman, avec des noms tels qu’Alexandre Dumas, Victor Hugo, Balzac, Emile Zola, Flaubert… et non pas les D’Ormesson ou autres d’aujourd’hui. On a l’impression que le roman appartient à une époque qui était son âge d’or. Si je te demande de me dire très rapidement un nom que tu associes au roman, on risque davantage d’avoir Balzac qu’Amélie Nothomb… Même si Amélie Nothomb a énormément de talent, qu’on prend du plaisir à la lire et qu’elle a le droit d’exister aujourd’hui. De même, à l’époque où je faisais mes débuts, il y avait une espèce d’âge d’or de la BD – je n’y étais pour rien, je n’étais qu’un petit dessinateur débutant – grâce au mérite de gens comme Moebius, Pratt, Tardi et des publications comme (A SUIVRE), Pilote, Métal Hurlant, Charlie Hebdo et j’en passe… Je crois qu’aujourd’hui, c’est le jeu vidéo qui vit un âge d’or : c’est-à-dire qu’on en est à l’adolescence de ce genre, où toutes les expériences sont possibles, des plus stupides aux plus intelligentes.

N'éprouvez-vous pas d'enthousiasme pour le nouvel essor créatif que connaît la bande dessinée depuis plusieurs années ?
Il y a aujourd’hui d’excellentes choses en BD, mais elle n’a plus ce côté Far-West excitant. Je ne veux pas juger en terme de valeur parce que ce serait injuste. Le seul tort des gens talentueux actifs aujourd’hui, c’est de ne pas être à l’époque où il fallait idéalement être pour faire des bandes dessinées.

Comment la bande dessinée doit-elle se remettre en question selon vous ?
Il faut que la bande dessinée cesse de se regarder le nombril, comme à Angoulême. Il faut la mettre en perspective : se demander ce que représente la bande dessinée dans le monde moderne de l’image et comment elle est comprise. D’un point de vue éditorial, la bande dessinée est un phénomène quasiment exclusivement franco-belge, quoi qu’on en dise (malgré des titres traduits en langues étrangères). Par contre, la BD a un talent énorme bien plus intéressant : il y a bien sûr de très grands noms (Franquin, Moebius…), mais l’impact de la BD est surtout dû à un génie collectif ! Ce qui est formidable, c’est de constater que la bande dessinée a constitué une culture de l’image qui a imprégné subtilement tous les autres arts de l’image du monde entier : que ce soit le jeu vidéo, le film, les effets spéciaux. Partout, jusqu’à Hollywood et dans les studios Disney, on pompe la bande dessinée franco-belge – ou tout du moins le type d’image qu’elle a générée : outre le fait qu’on demande à des dessinateurs de venir travailler dans des studios américains, il y a ce que l’on appelle en général la «french-touch», qui est tellement demandée à Hollywood ou dans les studios d’effets spéciaux. Elle a été générée par des gens qui ont baigné depuis tout petits dans la BD franco-belge, qui en ont été totalement imprégnés et qui en ont fait une espèce de synthèse. Ce ne sont pas les expériences en noir et blanc de l’Association qui apportent quoi que ce soit de plus à cet impact de la bande dessinée. Ce sont juste des parutions en plus, même s’il y en a de très bonnes.

La conception de la bande dessinée a l’énorme avantage, contrairement au jeu vidéo, de ne pas demander d’énormes budgets…
C’est un des grands avantages de la bande dessinée, effectivement. C’est un vivier de création où on peut s’octroyer beaucoup de libertés, dû au fait que sa conception ne coûte pas cher… contrairement au jeu vidéo qui a des implications très lourdes. Je constate d’ailleurs que de jeunes graphistes, après deux-trois ans dans le jeu vidéo où ils sont bien payés, souhaitent parfois faire une BD, pour voir leur nom en couverture et jouir d’une liberté d’expression. Ils y passent 5 ans, après quoi, ils reviennent au jeu vidéo et effectuent ainsi des aller-retours perpétuels.


Entretien réalisé par Joachim Regout (en 2001)


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