ENTRETIEN avec LAURENT VERRON

Folies Zeppelin, 7e aventure - particulièrement policière - d'Odilon Verjus, se déroule presque exclusivement en huis clos dans un dirigeable (destination Brésil). On y fait la connaissance d'une certaine Agatha Christie qui va s'inspirer des meurtres de dix officiers nazis durant la traversée pour écrire son nouveau roman.

C’est toujours un plaisir de découvrir une nouvelle pérégrination de notre ventripotent et sympathique missionnaire à qui le Vatican confie les tâches les plus délicates, a priori vouées à l'échec ou ingrates.


Joachim Regout a rencontré son dessinateur pour vous (en 2006) :

Est-ce Yann ou vous qui êtes à l’origine de ce personnage d’Odilon ? Comment s’est passé la création de cette série ?
Après avoir travaillé chez Roba, qui m’a véritablement appris le métier, et ma première série, Le Maltais, j’avais envie d’autre chose, en sachant davantage ce que je ne voulais pas que ce que je voulais faire. Comme j’aimais bien le travail de Yann, je l’ai contacté et il s’est montré ouvert à une collaboration, même si, vu son emploi du temps chargé, il a fallu attendre que ça puisse se mette en place. Un jour, alors qu’il venait de lire un bouquin sur un missionnaire qui avait réellement passé 20 ans chez les Papous, il m’a proposé cette idée de personnage… que j’ai trouvé assez original. On n’en avait pas encore vu de pareil en BD. Sur cette base j’ai donc créé le personnage graphiquement, mais toujours en concertation avec Yann : je lui montrais des croquis et il me donnait son avis. Ensuite seulement sont venus l’histoire, les personnages secondaires etc. Voilà comment ça a démarré. Il n’y avait pas un scénario préétabli que Yann m’a soumis. Il ne travaille pas comme ça.

Yann m'a dit, il y a quelque temps, ne plus vouloir s’investir dans l’écriture de scénarii humoristiques, au profit d’histoires réalistes uniquement. Il ne souhaite pas pour autant que ces séries s’interrompent. Alors quel est l’avenir d’Odilon Verjus ? Allez-vous poursuivre la série en solo ?
Non, je ne me sens pas scénariste. Non, Yann et moi avons communément décidé de marquer une pause dans la série, parce qu’elle nous a demandé un investissement de travail considérable : malgré l’aspect humoristique elle est très documentée sur des réalités historiques (lieux, anecdotes, références à des personnalités connues…) Et d’autre part, l’accueil public – sans être catastrophique – n’est à ce jour pas sensationnel (une moyenne de 12 000 exemplaires vendus par titre). Au bout de sept tomes, on préfère donc la mettre en stand-by. Pour la première fois, en quatrième de couv’ du septième, on n’annonce pas un autre titre à paraître. La série n’est pas morte pour autant : on aura peut-être envie de refaire un album d’Odilon à l’avenir, et Le Lombard, qui a toujours cru en la série, souhaite sans doute faire des intégrales à long terme, avec des bonus…

Quel dommage ! Et puis ça me surprend parce qu’Odilon Verjus – malgré son très relatif insuccès – est depuis peu présent dans le parcours BD de Bruxelles, avec une splendide fresque murale à son effigie ! (ndlr.: voir image ci-contre)
Ah oui, j’étais très content quand on m’a proposé ça ! Jamais je n’aurais imaginé un de mes dessins sur un mur à Bruxelles ! C’était amusant à faire. En plus, il est situé dans les Marolles, qui est un quartier que j’aime bien, un des plus vieux de Bruxelles. Le nom de la rue, "rue des Capucins", pour Odilon Verjus, on ne pouvait rêver mieux ! Et puis le mur est à 50 mètres de la fresque Roba ; à proximité d’une fresque Jijé ; Hergé un peu plus haut ... Je suis vraiment ravi ! C’est vrai que c’est un peu paradoxal qu’on mette un terme aux albums… temporairement en tout cas.

A propos de "paradoxal", il y a pour moi un vrai "paradoxe Verron", car d’une part je trouve que vous avez atteint une vraie maturité graphique, une aisance du trait, avec les deux derniers Odilon, et d’autre part on vous voit reprendre Boule et Bill, dans un esprit extrêmement fidèle à Roba, très codifié, qui laisse une marge de manœuvre très limitée.
Merci pour le compliment concernant les derniers Odilon. J’ai aussi eu l’impression de franchir un pallier. Je suis assez content du dernier, Folies Zeppelin... qui était aussi un défi graphique parce que c’est quasiment un huis clos. Le déclic s’est produit en réalisant les deux petits bouquins Au fil du zinc et Tête de gondole, où mon trait s’est lâché… En ce qui concerne Boule et Bill, cette marge de manœuvre très limitée est acceptée, assumée et même voulue. Quand il a arrêté de dessiner, Roba souhaitait que Boule et Bill continuent à vivre et, comme j’avais été son assistant il y a vingt ans, il m’a contacté pour me demander si je voulais reprendre la série. J’en ai été très flatté, parce qu’il fait partie des "grands" qui m’ont fait rêver, avec d’autres noms tels que Franquin, Peyo etc. En acceptant, il était clair pour moi que je ferais du Roba. Je ne voulais pas que les lecteurs voient la différence entre le dernier album Roba et le premier album Verron. C’est un choix pour que le public de Boule et Bill continue à trouver dans les albums ce qu’il a aimé dans les précédents. Le scénariste et moi avons bien mis quelques touches de modernité en installant un ordinateur dans la maison ou en faisant en sorte que Boule veuille des baskets comme tous les gamins… Ca n’en fait pas Titeuf, évidemment – qui, tout comme Kid Paddle, est une série plus actuelle, je le reconnais - , mais ça permet aux plus jeunes lecteurs de se dire que Boule et Bill vivent à leur époque. Pour moi c’est un honneur de perpétuer une tradition, celle des premières séries familiales apparues en Europe. 

Est-il possible d’éprouver du plaisir en vous pliant au style de Roba  ? 

Oui, ça m’amuse parce que je le fais avec une forme d’insouciance. Ce dessin très "belge" m’a toujours plu et on ne peut se permettre de l’imiter qu’en reprenant une ancienne série, sinon on se ferait accuser de plagiat. Et puis si ça me plaît de faire du Boule et Bill, c’est aussi parce que je diversifie mon travail : j’ai fait Odilon Verjus ; je me suis éclaté à faire les deux petits bouquins avec Chric (Au fil du zinc et Tête de gondole, au Lombard) ; et j’ai aussi de nouveaux projets… Boule et Bill me donnent également la chance de m’adresser d’emblée à un vaste public (les ventes sont à peu près équivalentes à celles de Roba). Etre lu par le plus grand nombre c’est quand même quelque chose qu’on aime quand on fait de la BD. Un autre plaisir que m’offrent Boule et Bill est de dédicacer pour un public d’enfants. Ca c’est merveilleux. Il y a aussi des grands-mères, des parents… Le grand public, quoi. C’est plus intéressant que dédicacer pour les collectionneurs chasseurs de dédicaces.

Considérez-vous encore qu’il s’agit d’un "exercice" de les dessiner ?
Eh bien oui :  j’apprends des trucs en faisant Boule et Bill ! La lisibilité, la clarté… C’est un métier où on apprend sans cesse, de chaque série, de chaque projet. C'est ça qui le rend passionnant.

Excluez-vous d’office une évolution dans Boule et Bill ?
Non, absolument pas. On me demande souvent si j’ai une stratégie sur Boule et Bill, mais non, je n’ai pas de plan de carrière avec cette série. Je m’y attelle de manière un peu inconsciente.

Y a-t-il davantage d’exigences ou des pressions de l’éditeur pour ce type de reprise ?
Non, il ne m’a rien demandé, il n’y a pas eu de pression particulière. Ah, si au début, il m’avait demandé de faire un album tous les 18 mois, mais j’ai dit non car ça m’aurait posé un problème de ne pas pouvoir me permettre de travailler sur d’autres choses. Si j’avais voulu ne faire que du Boule et Bill, je serais resté chez Roba du temps où j’étais son assistant. Mais j’y suis resté trois ans, après quoi je suis parti.

Qu’est-ce qui vous a donné la vocation de la BD ? Une série en particulier ?
La découverte du Trombone illustré (ndlr. : le supplément moins politiquement correct de l’hebdomadaire Spirou à la fin des années ’70). Avant ça, je dessinais déjà, bien sûr. J’étais passionné par Disney, je lisais Astérix, Lucky Luke… mais c’est véritablement le Trombone illustré qui m’a donné envie de faire ce métier.

Avez-vous eu des coups de cœurs marquants ces dernières années, qui ont pu influencer votre travail ?
Oui. Ca date d'il y a quelques années maintenant, mais Calvin et Hobbes, ça m’a vraiment marqué : cette efficacité, cette fausse simplicité… Un gros coup de cœur ! Sinon, 
j’ai été impressionné par Le combat ordinaire de Larcenet, même si je ne suis pas forcément sensible à d’autres choses qu’il ait faites. La "Nouvelle BD" française, ce n’est pas trop mon truc… excepté Emmanuel Guibert. Je lis finalement assez peu de BD et d'autres influences me nourrissent, comme les incroyables travaux de Gus Bofa.


Revenons-en à Odilon. C’est une série extrêmement référentielle. Est-ce que Yann et vous vouliez dès le départ que votre lectorat ne soit constituée que d’une élite cultivée ?
Non, absolument pas. Aujourd’hui c’est sans doute moins le cas, mais Yann faisait auparavant des BD pour lui-même avant tout. Il ne pensait pas au public. Et quand on a commencé Odilon, c’était pour se marrer. C’est vrai qu’il truffe ses scénarios de références et je me suis rendu compte assez rapidement qu’on ne parviendrait pas à toucher le grand public avec toutes ces subtilités à saisir. On espérait tout de même atteindre les 20 000 exemplaires par titre. Mais au début on ne songeait même pas à ça : on voulait s’éclater avec cette série. J’ai appris des tas de choses en y travaillant parce que Yann est bien plus cultivé que moi et il me fournissait toute la doc.

Il y a des tomes plus référentiels que d’autres. Avec Breitz Atao, je trouve que vous aviez trouvé le juste équilibre - j’ai adoré cet album…
Ah oui ? Merci. Mais je trouve par contre que c’est le moins bien dessiné.

… mais par contre Vade retro Hollywood est tellement chargé d’allusions que l’histoire passe complètement au second plan et la narration en souffre.
Oui, je suis d’accord. D’ailleurs Yann me l’a dit que ce qui l’intéressait c’était de balancer des anecdotes, jouer sur les rapports entre les personnages et les dialogues plutôt que l’intrigue, qui pouvait le gonfler parfois. Mais ce n’est pas très commercial. Il a eu le même problème avec d’autres de ses séries aussi.

Oui. Venons-en à Folies Zeppelin, qui est un bon cru, mieux équilibré en matière de références… Mais idem, ce qui prime c'est à nouveau le plaisir de retrouver nos héros et leur sens de la répartie. Et puis il y a aussi cette excellente et saugrenue mise en scène qui aurait inspiré l'écriture des Dix petits nègres. On ne se sent par contre pas du tout happé par le suspense de cette partie de Cluedo étant donné que le sort des victimes nazies ne nous importe pas du tout.
Oui, on se dit "qu’ils crèvent", quoi ! (rires)

Agatha Christie - qui forme un très beau contraste avec Joséphine Baker - aurait pu être un personnage récurrent intéressant pour une suite.
Oui, pourquoi pas ! Dès qu’il y a deux femmes, il y a des jalousies. On avait déjà joué un peu avec ça dans l'album Adolf. D’ailleurs Joséphine Baker ne devait être qu’un personnage de passage au départ. C’est quand Yann a vu comment je la dessinais qu’il a eu envie de lui donner de l’importance. Et j’étais d’accord à fond. (Sauf que si je pouvais, je la redessinerais bien dans Adolf : je la trouve moche, là.)

Et depuis, il y a cette complicité cocasse et jubilatoire qu’elle entretient avec le missionnaire Odilon.
Oui, et même ambiguë comme vous avez pu le constater dans le dernier album.

Chut, laissons les lecteurs découvrir cela dans Folies Zeppelin. Merci, Laurent Verron.