INTERVIEW d'ALEX BARBIER 1/2

Joachim Regout : On connaît votre admiration pour Céline, pour Proust, pour Burroughs, pour Bacon, pour L’origine du monde de Courbet, Caravage… J’aimerais approfondir cet aspect "références" qui vous ont marqué, d’une façon ou d’une autre.

Alex Barbier : Ca n'est pas comme ça que ça a commencé. Ca a débuté comme ça : des petits formats comme il en existait dans les années cinquantes, (j'ignore s'il y en a encore), genre Blek le Rock, Rodéo, etc... Et puis L'affaire Tournesol, et puis tout Tintin, et puis surtout TOUT Spirou, Gil Jourdan, bref, tout ce qu'il y avait dans le journal SPIROU, et tout ce qu'il y avait dans le journal TINTIN, auquel je n'étais pas abonné, mais que je lisais via un copain. Plus tard, adolescence, et, n'abandonnant pas ce qui précède, HUGO, STEEMAN, BRAM STOKER, et d'autres, qui ne m'ont jamais quitté.
CELINE, PROUST, BURROUGHS, c'est venu bien plus tard, vers 25 - 30 - 35 pour le deuxième. Céline et Proust ont eu une influence sur ma vie, ma -gasp !- "conception du monde", mais pas sur ma pratique de la B.D. C'est BURROUGHS qui a eu une influence très grande, pour ce qui concerne cette pratique. Et STEEMAN. Et BRAM STOKER, par exemple. Comme mes B.D. viennent à égale part de la peinture, BACON, MARQUET, CARAVAGE et bien d'autres ont marqué. C'est un ensemble, un magma, dans mon cerveau, et comme je désigne aussi l'état primitif de mes bandes, quand je veux bien en attaquer une.

Je vous ai déjà vu citer brièvement Marguerite Duras, sans savoir si vous en appréciiez la lecture ?

MARGUERITE D. Ha ! ha ! C'est comme cinéaste qu'elle à compté, tout d'abord. Fasciné j'étais, par INDIA SONG. Et puis certains de ses livres, par exemple LE RAVISSEMENT DE LOL V. STEIN. Bien sûr, le personnage final... Passons. Mais, oui, une espèce d'hypnotisme se dégageant de cette œuvre ne me laisse pas froid.

Vous avez justement moins souvent parlé de vos influences cinématographiques...
Mes influences cinéma sont nombreuses : PASOLINI, FELLINI, VISCONTI, le DRACULA
de C., et des tas d'autres, mais plus épisodiques.Pour en revenir à la peinture, je pense que vous n'affectionnez pas l'art contemporain...
L'art contemporain me fait plus que chier. C'est bidon dans tous les sens du terme, car on aime bien les bidons, dans l'art contemporain. C'est un art douteux. Petites astuces minables, et maintenant en sus, on essaie d'être drôle, on fait des lapins géants, des papes météorités, et on voudrait sans doute que je m'esclaffe ! Je laisse ça à monsieur Pinaucul, qui pense sans doute atteindre le fin du fin de la classe et de la distinction. SE LEVER CHAQUE MATIN ET TOMBER SUR UN LAVIER... Non. Je n'ai pas besoin de distinction à ce point. Me distinguer, je veux bien... Mais pas comme ça. Donc : absence totale de sensibilité (c'est quoi), D'EMOTION, (quoi ?), artiste ne TOUCHANT plus rien (il y a des esclaves pour ça), et pour finir, la prétention la plus ahurissante jamais observée sur cette planète depuis la nuit. Une mention spéciale pour BUREN, le plus incroyable crapaud baveux qui soit, misérable petite grenouille que l'on fait fumer, et qui par conséquent va heureusement bientôt ECLATER, comme ses "Buren éclatés", qu'une femme de ménage, dans un musée, avait balayés pour les foutre à la poubelle... CHUT ! Il ne faut pas que ce genre de chose se sachent ! J'en connais beaucoup d'autres, mais ce serait trop long.

Paradoxalement, un éditeur en recherche picturale et narrative constante comme Frémok semble se rapprocher par certains aspects d'une mouvance "art contemporain". Frémok s’éloigne aujourd’hui des librairies spécialisées et s’adjoint à des points de vente et d’expo plus pointus, plus "art contemporain". Quel est votre sentiment ? Y voyez-vous un risque ? une aubaine ?
Je ne sais pas, aujourd'hui, ce que mijotent les FREMOK. Ni si les libraires les soutiennent toujours, ce que j'espère. Certes, trouver mes livres, parfois, c'est coton ! Je sais bien que celui qui VEUT vraiment y arrive, mais tout de même, il faut de la persévérance, de la douleur... Ils ont toujours aimé les installations , plus ou moins, mais, à dose homéopathique, et toujours avec pertinence, ce qui fait que cela m'est supportable. Mais cela dit, je redoute qu'ils ne s'éloignent de la B.D., un peu. Qu'ils y restent assez pour publier ma prochaine bande (la dernière) et pour d'autres choses, encore, avant (réédition du Dieu du 12)...

Que pensez-vous d’autres travaux d’artistes qui ont fait exploser la bande dessinée au-delà d’une narration logique, comme Moebius ; en éclatant la figuration pure, comme Mattotti ; en explorant de façon troublante l'intimité, comme Baudoin ?
Moebius me fascine. C'est un immense artiste, immense dessinateur, digne de la Renaissance, du 17e et du 18e siècle. Sa narration est aussi, qu'elle soit "classique" ou non, très captivante. Il ne m'a pas influencé, mais c'est pour moi, si je puis dire. Mattotti, c'est bien, certaines choses surtout. .. Parfois sombrant dans le décoratif, mais, il faut bien vivre, n'est-ce pas ? Baudoin, oui, oui.

Joann Sfar ?

... Capable, oui madame ! de pondre cinquante livres à la minute, sans oublier le cinéma, et probablement plein d'autres choses... Ce qui est étonnant c'est ce succès critique. En général, les génies de cette sorte ne sont reconnus que bien plus tard... Enfin ! Les temps changent...


Y a-t-il des artistes d’aujourd’hui, en bande dessinée, ou des écrivains, des cinéastes, des musiciens, dont le travail vous stimule ?
Les gens de FREMOK. J'aime certaines choses au cinéma, mais rien qui me stimule. Avec l'âge, les choses s'en vont. je reste sur des images, qui sont celles que je vous ai dites, et je m'y tiens. Idem pour la musique : j'écoute maintenant toujours les mêmes choses, qui sont celles qui font partie de ma vie, mais franchement... J'aime beaucoup, entres autres choses, la chanson française. Mais je n'écoute ni n'ai envie de découvrir des choses nouvelles, sauf par hasard, et c'est rare. Je me fossilise, et je m'en fous.


Dans certaines interviews, on vous sent parfois nostalgique des années ’70, mais sans idéalisme. Vous aviez déclaré que c’était une période aujourd’hui enjolivée. Il y avait quand même quelque chose dans l'air pour créer tant de booms artistiques, non ? On ne voit plus de films comme ceux de Ken Russell ; la quantité de disques rock novateurs se succédaient... Comme dit David Bowie, il y avait une envie de changer le monde, ce qu'on ne retrouve plus chez les artistes d'aujourd'hui.
Oui, malgré tout, c'étaient des années fameuses, vous avez raison, avec une créativité exceptionnelle, dans tous les domaines de l'art, dans la presse (CHARLIE), et dans la vie. Ce que je regarde avec dégoût, ce n'est que les idées politiques qui circulaient, le maoïsme, le trotskisme (qui existe toujours, impayable), et toutes ces choses.