INTERVIEW (partie 2) de HERMANN & YVES H. : les 20 ANS de la BD "LIENS DE SANG"

(suite d'entretiens entre Hermann, Yves H. et Joachim Regout, en 2000. Cliquez ici pour revenir à la partie 1.)

Joachim : Et quand vous réalisez un album en solo ? Est-ce plus difficile pour vous du fait que vous connaissez déjà la fin de l’histoire ? Ou vous permettez-vous d'improviser ?

Hermann : Je connais une partie de la fin, oui, mais... En général, à ce moment-là, j’ai mon synopsis dans la tête, je marque les passages cruciaux sur une feuille de papier et le reste, je le brode au fur et à mesure que j’avance. C’est un peu comme si j’avançais dans un paysage perdu dans le brouillard, et qu’au fur et à mesure que je m’approche des différents éléments je les distingue... Je ne vois qu’à vingt mètres de moi.

Dans Liens de sang, l'omniprésence du vice et de l'étrangeté sont amenés d'une façon différente que dans vos Jeremiah. On vogue entre le charnel et l'onirisme, entre l'hôtel de luxe et la ruelle sordide, sans savoir d'où surgira la mystérieuse perturbation ou le crime. Nous faire passer avec cohérence d'une référence visuelle comme le tableau Nighthawks de Hopper à une autre, comme le film Seven de David Fincher, alterner la représentation de statues voluptueuses et démoniaques, tout ça contribue à donner une impression inédite dans vos livres jusqu'à présent. Est-ce une approche réfléchie ?
Pour Liens de sang, c’est la partie de mon inconscient, ce n’est pas le résultat d’une cogitation intellectuelle : je ne suis d’ailleurs pas un intellectuel, je suis un viscéral... tout en ayant tout de même un peu de culture, un peu de connaissance, il ne faut pas exagérer ! Je n’écoute pas de la musique "kleenex", etc. Je crois avoir un minimum de goût. Disons plutôt que je veux bien être intellectuel, mais je me méfie de l’intellectualisme, parce que ça se ressent tout de suite. Je n’ai pas envie que l’on déduise en regardant mes dessins qu’ils résultent d’une cogitation, d’intentions bien précises. Non, il y a un moteur en moi qui est très spontané, très innocent... qui me pousse à faire des choses qui, après coup, s’avèrent être quand même réfléchies, mais à l'insu de ma volonté, quoi.

Avez-vous déjà été tenté d'exacerber ce contraste entre sensualité et monstruosité, que vous exprimez ici au travers de statues par exemple ? Voire de vous lâcher plus, graphiquement, de réaliser quelque chose d'un peu moins rigoureux, de plus expressionniste je dirais ?
Ecoutez, je vais vous dire : il y a en moi quelque chose que je n’arrive toujours pas à exprimer. Je ne sais pas à quoi c’est dû. Je voudrais carrément me "casser" : j’ai malgré tout encore l’impression d’être prisonnier d’une certaine coquille, du dessin classique. Je ne vais pas trop discuter avec des gens qui ont analysé tout ce que j’ai fait parce que j’ai un peu peur qu’ils m’imposent des recettes, qu’ils se fient un peu trop à ce qu’ils en ont déduit. Ils disent que je suis réaliste, mais quand on regarde les dessins de plus près, il y a des éléments abstraits qui s’y dissimulent, voyez-vous ?

Evidemment.
Eh bien voilà. Je n’ai pas envie de faire face à des analystes, à cette espèce de regard car je n’ai pas envie de réagir en fonction de ce qu’on a dit de moi. Non, je préfère rester spontané... et si un jour je n’arrive pas... Vous savez, je voudrais me "casser", arriver à me dépasser, me libérer de quelque chose, parce que nous traînons tous des petites prisons en nous. Mais il y a quelque chose que je m’accorde quand même, et mes collègues me le disent eux-mêmes : dans le fond, je n’ai fait qu’évoluer jusqu’à présent. Je suppose qu’un jour je vais oser tout "casser". Vous savez, ce qui a à chaque fois provoqué un changement en moi – il ne faut pas que ça soit répété artificiellement - c’est lorsque des amis ou des connaissances m’ont apporté un autre type de papier, un autre outil, des choses comme cela qui ne sont jamais venues entièrement de moi, qui sont dues aux circonstances... Notamment la couleur directe : c’est l’expérience très douloureuse de mon ami et agent qui vivait à Sarajevo, qui m’a fait me révolter, gueuler, qui m’a fait passer à la couleur directe pour ne pas faire un album avec la même technique que pour les précédents. J’y suis resté, à la couleur directe. Il y a chaque fois eu des tas de choses comme ça qui ont fait que j’ai été obligé de m’adapter à une nouvelle situation et qui m’ont permis de casser quelque chose. J’espère que ça va continuer à se présenter, quoi. J’espère même un jour parvenir à me défoncer complètement, à casser mon esthétique. Parfois je ne m’aime pas, parce que j’ai toujours l’impression d’être à peu près dans les mêmes eaux qu’auparavant. J’ai l’impression d’avancer, mais d’avancer tout droit devant moi, alors que j’aimerais parfois tout d’un coup, de manière intéressante, carrément bifurquer à gauche ou à droite.

V
ous êtes en quête d’une nouvelle perception des choses.
Oui, tout à fait. Et je vis dans un malaise constant, c’est pour ça que je travaille tant.

La création artistique est-elle votre seul moyen d’exorciser ce malaise ?
Je crois que la création artistique est certainement le meilleur moyen. Il y a la psychiatrie, la psychologie, mais bon hein... Que ce soit la littérature, la peinture, toutes les formes d’expression artistique sont en quelque sorte, je crois, l’expression du mal-être de l’homme. Il y a en même temps la recherche du beau, mais je crois que ce n’est pas uniquement ça... Je crois que tous les créateurs sont animés par un mal-être dont ils veulent se débarrasser.

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