INTERVIEW (partie 3) de HERMANN & YVES H. : les 20 ANS de la BD "LIENS DE SANG"


(suite d'entretiens entre Hermann, Yves H. et Joachim Regout, en 2000. Cliquez ici pour revenir à la partie 1 ou ici pour la partie 2.)

J
oachim :
Je trouve que vous réussissez de mieux en mieux, avec votre maîtrise de la couleur directe, à rendre un type d’approche cinématographique, et notamment dans Liens de sang.
Hermann : Je suis content de vous l’entendre dire. C’est l’impression que j’ai un peu, mais est-ce qu’on est toujours bon juge lorsqu’on a le nez sur l’image ? Mais, c’est vrai que cette approche cinématographique est une obsession parce que quelque chose qui m’a toujours beaucoup déplu en bandes dessinées, ce sont ces mentions du type "Pendant ce temps-là" pour pouvoir changer de séquence... ou "20 kilomètres plus loin..."... Mon Dieu, c’est horrible ! Quand je pense qu’il y a encore des gens qui font usage de ces formules, j’ai l’impression qu’ils font du cinéma d’Eisenstein... enfin, malgré toutes ses qualités...

N'
avez-vous jamais pensé proposer vos services au cinéma ?
Hermann : Non, parce que d’abord, le cinéma c’est une recherche de fric. J’ai eu des contacts avec des personnes travaillant dans le cinéma : l’énergie que l’on y perd à établir des relations avec les banquiers, avec tout ça... Moi ça me tuerait déjà, je ne serais même plus capable d’imaginer quoi que ce soit. Le dessin, la bande dessinée, ça n’a pas le prestige du cinéma, mais au moins on est chez soi, si on a envie de se payer l’Empire State Building, si on a envie de se payer Venise, on dessine Venise. Le tout est de savoir dessiner. Voyez vous, c’est plus modeste, mais on a tout à disposition et on est le chef d’orchestre. Je trouve ça merveilleux.

Est-ce qu’à l’instar de François Boucq, vous affirmeriez... 
Hermann : Ca me fait plaisir que vous mentionniez Boucq, parce que c’est quelqu’un dont j’adore le travail ! Il a vraiment apporté quelque chose de remarquable à la bande dessinée : un ton, une ironie, un sarcasme, quelque chose de décapant ! C’est vraiment un tout tout tout grand bonhomme !

O
ui, il joue aussi avec les codes de la BD... Selon Boucq, la BD reste le moyen d’expression le plus riche qui soit. Etes-vous d’accord avec cette affirmation ?
Hermann : Oui, oui. Et toute cette richesse, c’est le dessinateur qui en dispose personnellement. Pour d’autres formes d’expression artistique – la peinture peut-être aussi, car elle doit tellement obéir aux galeries - il y a des freins, des obstacles sur la route dont il faut tenir compte, tandis qu’en bandes dessinées vous pouvez être totalement libre et utiliser absolument n’importe quoi ! Les techniques de narration permettent d’aborder énormément de choses. Il n’y a qu’un terrain sur lequel il est pratiquement impossible de rivaliser avec les livres, éventuellement le cinéma ou le théâtre : c’est le terrain de la psychologie. On peut traiter de sentiments avec bonheur dans la bande dessinée, mais il ne faut pas aller trop loin dans la subtilité. Mais il reste donc là du terrain à défricher. C’est ça qui est merveilleux. C’est bien qu’on ne soit pas au bout des possibilités de la bande dessinée.

E
n revanche, Yves H.,
le fait d’avoir grandi avec un père dessinateur, est-ce que ça ne banalise pas un petit peu la BD à vos yeux ?
Yves H. : C'est vrai. Je suis tombé dedans quand j’étais petit. J’imagine que je ressens quelque chose de comparable à ce qu’un fils de boucher peut ressentir par rapport à la boucherie, quoi. Je ne peux pas concevoir le rêve que la BD peut représenter pour quelqu’un qui n’est pas né dans ce monde-là. Je suis sans doute un enfant gâté, mais bon, je suis né là-dedans, désolé quoi. (rires).
Ceci dit,
je ne connais pas si bien les autres intervenants du monde de la BD... J’ai bien rencontré quelques personnes, mais ça date surtout de l’époque où j’étais tout petit. Les amis de mon père... A l’époque, j’ai bien connu Franquin, mais bon... P’tit Luc également il y a quelques années. Les autres, je ne les connais pas.
 
Mais quelle est alors votre vision de la BD ? 
Yves H. : J'aime bien la BD, et à la fois, si on veut toucher un grand public, le média est malheureusement un peu handicapé au départ parce qu'on le cantonne au divertissement, parce qu’il est et restera probablement sous-estimé. La preuve en est qu’en bande dessinée, dès qu’on sort du cadre plus classique, ça ne fait souvent que de très petits succès. Ce qui est moins le cas au cinéma, et encore moins en littérature, où tout ce qui est artistique est très bien vu depuis longtemps.

V
ous semblez très cinéphile, ça se sent dans l'album... au point de considérer le cinéma comme un art majeur, comparativement à la bande dessinée ?
Yves H. : Oui, quand j'écris une BD, je le fais avant tout avec une vision cinéma. Je crois que Schuiten avait dit qu’il fallait faire de la bande dessinée en pensant bande dessinée... Je suis incapable de faire ça. J’ai plutôt une culture de cinéphile que de bédéphile. Je n'ai pas totalement abandonné cette idée d'un jour travailler pour le cinéma, mais soyons réalistes : si ça se présente, je ne le ferais qu'en tant que scénariste, on ne s’improvise pas réalisateur. Pour preuve, il y a les auteurs de BD qui s’y sont essayés, un peu cahin-caha : dans des styles très différents, il y a eu Bucquoy ou Bilal. Je trouve que c’est sans doute lui qui a réussi le mieux à trouver son style, quoique c’est un style assez statique, ça reste du Bilal, on a l’impression que c’est dessiné... Ce n’est pas du vrai cinéma car le cinéma, c’est avant tout le mouvement. Le dessinateur de bandes dessinées a peut-être du mal à voir le mouvement... Il aime faire des "tableaux".

Quelles sont vos références de cinéma ?
Yves H. : Je  dirais peut-être avant tout le cinéma indépendant américain. Je pense surtout aux frères Cohen. Il y a Woody Allen, mais ça ne m’influence pas, ce n’est pas ma manière de voir les choses. Il y a Terry Gilliam aussi, qui n’est pas vraiment du cinéma indépendant, mais un ovni. Il y a David Lynch, bien entendu. Chez les européens Emir Kusturica. Tous des gens qui ont une personnalité très marquée et unique. A côté de ça, oui, il y a occasionnellement d’autres films... mais je crois que j’ai cité les principales références.

Et en BD ?
Yves H. : Il y a Bouche du diable de Charyn et Boucq ; Partie de chasse de Christin et Bilal ; Caatinga de mon père ; Le voyage en Italie de Cosey... Cosey, voilà quelqu’un qui aura fait des histoires qui comptent pour moi, en tant que lecteur.
Sinon, pour moi, les deux monstres sacrés resteront quand même Boucq et Giraud.
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Même si ça reste fort classique, Le Spectre aux balles d’or présente de grandes scènes splendides, c'est un album soigné et impressionnant de la première à la dernière planche. Il est difficile de ne pas être fasciné par Giraud-Moebius, même s'il n'a selon moi toujours pas réalisé son chef-d'oeuvre, le truc sur lequel il s’investirait complètement, sur un scénario canon. Je ne le connais pas personnellement, mais il me semble tout de même qu’il bâcle certaines planches. Je trouve que quand on a un talent pareil, inaccessible,
même si on est très productif, qu’on a son public et que ça se vend de toutes façons, on ne bâcle pas, c’est du gâchis ! J’aimerais qu’il trouve un scénariste à la mesure de son talent... Jodorowsky fait bien des scénarios solides, mais dans un style de science fiction tordue que je n’aime pas trop. La science-fiction du style L'Incal ou les Schmorblocks attaquent, ce n’est pas mon truc, quoi. Mais bon, là, je parle en tant que lecteur, fan de Giraud, je le rappelle, je ne voudrais pas créer de malentendu. 

V
otre père figure parmi vos références. Y a-t-il d'autres de ses livres qui vous ont particulièrement marqué ?

Yves H. : A une certaine époque je me souviens avoir beaucoup aimé les tomes de Jeremiah suivants : Hiver de clown - je crois qu'il a été important pour beaucoup de gens celui-là - et Julius et Roméa.
Le ciel est rouge sur Laramie et Les loups du Wyoming sont de très chouettes Comanche. Bernard Prince me touche moins, c’est vraiment l’aventurier ultra-conventionnel... Je crois que mon père en avait marre au bout d’un moment. (rires) Et puis je suis très one-shot. Son Caatinga me fait penser à ce cinéma italien d’une certaine époque où l’on racontait de petits événements avec beaucoup de force.


Avez-vous aussi été influencé ou marqué par d'autres formes littéraires ?

Yves H. : Bien que je ne lise pas énormément, j’ai lu dernièrement un bouquin de James Ellroy, auteur que j’avais découvert par L.A. Confidential il y a quelques années, dont je trouvais le scénario très bon. J’ai appris par la suite qu’il était aussi écrivain. Ayant vu un reportage sur lui, je trouve qu’il s’agit d’une personnalité étonnante, assez rare, qui a une vision très dure sur le monde, très américaine également. Il y a une sensibilité cachée qu’il faut lire entre les lignes.
J’ai lu son bouquin autobiographique Ma part d’ombre (ndlr : édité chez Rivages noirs), qui m’a laissé sur le cul. Il a une manière d’écrire très télégraphique, dure, avec peu de belles phrases... mais ça marque. Au départ il n’y avait rien qui m’emmerdait plus qu’un polar, puis j’ai lu ça... Je ne crois pas que je pourrai lire encore beaucoup de polars après ça, parce que c’est le bouquin ultime dans le genre, pour moi.
 

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