ENTRETIEN AVEC BARU - partie 3

Est-ce que c’est ton père que tu as représenté dans L’Enragé ?
Oui. C’est la grande figure paternelle, austère, tendue avec la vie. Un peu triste aussi. La figure paternelle austère, parce que mon grand-père n’était pas drôle. Une figure théâtrale et culturelle, qui ne correspond pas à la caricature de l’Italien qui chante tout le temps. Il est mélancolique : il sait d’où il vient, il sait où il va, et il sait que ses enfants ne retourneront pas là où il était. Mon père s’est tapé le sale boulot de la désintégration identitaire : son projet personnel, c’était mes études. Les colères de mon père étaient très, très théâtrales. Il plaquait son couteau sur la table, puis il se levait en hurlant. Et à côté de ça, publiquement, il restait une figure hiératique – sauf quand il avait un  coup dans le nez, il se mettait à raconter des histoires qu’il pensait être drôles et qui ne l’étaient pas du tout. J’avais honte, j’avais envie de le tuer. Mais il ne m’a jamais dérouillé. La préposée aux tartes, c’était ma mère.

Tu as parlé deux fois de la boxe, dans Le chemin de l’Amérique et dans L’Enragé
La boxe reste à mes yeux la meilleure métaphore du capitalisme, avec le meilleur potentiel de dramaturgie pour dire la volonté de quelqu’un d’accepter de se faire violence pour échapper à sa condition. C’est pour ça que j’ai préféré en faire des boxeurs plutôt que des footballeurs : ils prennent des coups, et ils essayent d’en donner plus qu’ils n’en reçoivent. Même les coups symboliques sont concrétisés par ceux qu’il prend réellement.

Ces deux livres de boxe se ressemblent très fort : un protagoniste issu d’une culture minoritaire qui prend la boxe comme outil d’escalade de l’échelle sociale, et qui une fois arrivé au sommet revient vers ses racines…
C’est un schéma classique, celui de la rédemption. Il arrive en haut, il tombe, il se relève. Et quand il se relève, il a compris des choses.

C’est quelque chose que tu as vécu ?
Moi ?... J’ai fait des études, j’ai échappé à ma condition, j’ai trahi les miens. J’ai eu honte de ce que j’étais. Et après je suis tombé. Il y avait une contradiction terrible, que je n’arrivais pas à assumer. Je me suis donné les outils pour le comprendre, et à partir de là j’ai pu me recomposer en revenant à ce que j’étais, mais transformé par le déplacement que j’avais fait. C’est le propre de ce genre de voyage : mettre à distance ce que tu es, pour pouvoir en parler avec justesse. Mon père n’imaginait pas que je pourrais penser que c’était un con à cause des études qu’il m’avait poussées à faire. On ne devient adulte qu’en tuant son père, et c’est ce que j’ai fait symboliquement. Et après je suis revenu vers lui. Malheureusement il avait son projet de vie : il est mort. C’est mon seul regret : je n’ai pas pu lui rendre. J’étais un branleur, un fouteur de merde. J’ai réussi mes études sans problèmes. Je n’en tire aucune fierté. J’avais les outils pour ça, j’avais l’intelligence. Et du côté de mon père, ça fait partie de la mélancolie, de sa colère. Il avait ce qu’il fallait dans la tête, et dans d’autres conditions, il aurait été quelqu’un d’autre. C’est pour ça qu’il a été systématiquement de gauche.

Tu es très fort axé sur la culture communiste…
En fait, j’aime les communistes, mais pas le communisme. Aujourd’hui, il faut être taré ou hémiplégique pour ne pas voir que le communisme est une catastrophe. Même les mecs de l’appareil savent bien que c’est un désastre, mais s’accrochent aux branches. Quand ceux-la vont crever, le PC n’existera plus.

Pourtant, en France, le communisme a donné à toute une classe une armature mentale qui les rendait plus dignes…
C’étaient des prolos instruits. Ils s’étaient donnés des outils pour comprendre le monde et le modifier. C’est fantastique. On a beau dire qu’ils se trompaient, qu’ils ont été trompés, qu’ils ont été manipulés… Et c’est vrai, ils l’ont été pendant la guerre d’Espagne… Ca n’empêche pas que ces mecs étaient droits. Des types comme Marchais n’étaient pas perçus pour ce qu’ils étaient, mais comme des représentants de l’appareil. Et comme le communisme fonctionnait comme une religion…

Il y a toujours cette vieille phrase de Clémenceau : "Celui qui n’est pas de gauche à 20 ans n’a pas de cœur. Celui qui l’est encore à 40…"
"…est un con." J’ai du cœur et je suis un con. Il va falloir laisser mourir le communisme, puis trouver une approche neuve. J’avais l’espoir de quelque chose qui commençait à balbutier avec les collectifs antilibéraux. Ils auraient dû accoucher d’une candidature unique, qui a été torpillée encore une fois par le PC. Ca m’a foutu dans une rage folle. D’habitude, mécaniquement, je votais communiste au premier tour. Cette fois je ne vote pas.