ENTRETIEN AVEC BARU - partie 2

Est-ce que cette représentation n’a pas eu lieu dans le cinéma des années 50, notamment à travers Jean Gabin ?
Oui, mais encore une fois, je trouvais que c’était un populo de convention. C’étaient les bourgeois qui avaient les moyens de faire du cinéma, et qui représentaient le "bon populo parigot", tu vois ? L’archétype du populo : Gabin avec l’accent. C’est vrai, j’adore ce cinéma-là – même si je sais que les vrais prolos, c’était pas ça. Les prolos, c’était pas des Parigots ; ils étaient chez moi, dans l’Est. Aller au boulot tous les matins dans la crasse, dans la merde. Bon, il y a eu des films extraordinaires comme La bête humaine

Ce cinéma, quand même, donnait une forme d’aura de noblesse au populo…
au prolétariat. Il est probable que ce soit une des conséquences de l’avènement du Parti Communiste. N’empêche que c’étaient les bourgeois qui avaient les moyens de tourner ça. Ce n’est même plus péjoratif quand je dis "bourgeois". Evidemment c’était un modèle tentant. Mais je pense qu’ils avaient le même type de rapport au populo que Zola avec ses personnages. D’ailleurs, je ne sais pas si tu remarques, dans tous ces films-là Gabin a une charge érotique phénoménale. Ce qui fascinait ces gens-là, c’était le potentiel bestial qu’il y avait dans le peuple. A mon avis, Zola était un obsédé sexuel. Refoulé, mais obsédé sexuel. Tu as vu la fluidité des scènes que Zola mettait en avant ? Il ne pouvait se le permettre que parce que c’étaient des prolos – des quasi-bêtes. Il n’aurait jamais écrit ça à propos d’un bourgeois.

Il n’était pas le seul. Dans Les trois mousquetaires, il y a quelques scènes de sexe pas piquées des vers…
Mais ça reste du picaresque. Dumas n’avait pas l’ambition de faire le portrait d’une classe sociale. Zola a été relu après, à l’aune de l’émancipation de la classe ouvrière. Mais à l’époque où ses livres sont parus, qui lisait ? Pas la classe ouvrière. Ca n’ s’adressait pas à eux. Zola était, je pense, une personnalité un peu ambiguë. J’étais un fan, mais depuis de nombreuses années, je me pose des questions.


Alors, qu’est-ce que tu amènes comme différences ?
Par rapport à Zola ? Le talent (sourire). Non, la différence c’est que je parle d’un endroit qui est le mien. Je m’en suis éloigné, j’ai pris de la distance, et ça m’a donné le point de vue. Du coup, je peux en parler en étant dedans, en  véritable empathie. Quand je parle d’eux, je ne parle pas d’eux, je parle de nous. C’est pour ça que ce n’est jamais bestial. Ce sont des êtres humains comme les autres, avec une sensibilité…

Pourtant, quand tu parles de charge érotique, le Karim de L’autoroute du soleil en a un paquet !
Parce que c’est l’Arabe !

Donc tu fais avec l’Arabe ce que Zola faisait avec le prolo !
Je pars simplement de ce principe-là : c’est la charge érotique de l’Arabe qui est à l’origine du désastre. C’est parce qu’il couche avec la femme d’un frontiste que les emmerdes arrivent. En gros, c’est parce que les bourgeois ont cette vision-là de l’Arabe que cette chose-là peut advenir. Alors que dès que tu es avec lui, tu te rends compte que c’est un mec normal, juste un peu beau gosse.

Ce que j’ai retenu de L’Autoroute du Soleil, c’est avant tout la composition : l’utilisation magistrale de la petite taille des pages du format manga pour créer un suspense extraordinaire.
Tu imagines que quand je suis confronté à un format nouveau, c’est mon souci premier : comment j’occupe l’espace pour arriver à dynamiser mes deux pages en vis-à-vis. C’est des syncopes, des césures, des breaks… Evidemment que L’Autoroute a surtout été une question d’occupation de l’espace. Le problème des grandes pages à l’européenne, c’est qu’elles donnent beaucoup trop d’informations captées immédiatement par le regard, et qui vont entacher la lecture proprement dite. Le format manga est formidable pour la dynamique.

Les Japonais ont dû en prendre plein la vue : il y a peu de mangas aussi dynamiques dans la narration…
C’est parce qu’ils ont d’autres codes graphiques et de découpage. Et ils ont un autre rapport au temps, notamment au temps narratif, qui ne s’écoule pas comme le notre. Le succès du manga en France est dû à une méprise : les lecteurs français ne lisent pas la même chose que les japonais. Le lecteur français s’approprie l’histoire, et ce qu’il en tire, ce n’est pas du tout ce que l’auteur y a mis. L’écrasante majorité des propositions qui sont faites dans les pages d’un manga, les lecteurs français passent à côté. Par contre, il va trouver des trucs que l’auteur n’avait jamais pensé exprimer. Tu te rends compte que l’appropriation du manga par toute une génération est un effet générationnel. Il n’y a pas de sens. Pour traduire un manga dans un langage proprement européen, il faudrait refaire le dessin ! C’est pour ça que les traductions dans des langues trop éloignées sont une imposture. C’est pour ça que L’Autoroute du  Soleil n’a pas marché au Japon : les Japonais ne se retrouvent pas dans la construction. Par contre, aucun problème avec la lecture d’une BD italienne par exemple. On a la même culture, donc le même rapport au temps. Par exemple, les Japonais pratiquent peu ou pas l’ellipse – on enlève du temps, et l’imaginaire du lecteur fait la jointure. Ce qui peut prendre deux cases dans une BD européenne (avant-après) prendra quatre ou cinq pages de narration continue chez le Japonais.