Milo Manara est bien sûr connu pour ses dessins de femmes peu (ou pas) vêtues et très stéréotypées, et s’il n’a pas fait que des œuvres strictement érotiques (Le Déclic et Le parfum de l’invisible en tête), cette marque de fabrique se retrouvait jusqu’à présent - à des degrés divers - dans quasi toute sa bibliographie*. La première surprise vient de cette adaptation du célébrissime roman d’Umberto Eco, puisqu’il s’agit d’une histoire de moines, se déroulant donc dans un contexte exclusivement masculin. Exclusivement ? Enfin, presque, mais on vous laisse la surprise si c'est une découverte pour vous.
La formidable - et très libre - adaptation cinématographique de Jean-Jacques Annaud (1986) était assez baroque. Puisque Manara en était admiratif, pourquoi a-t-il jugé utile de réaliser une nouvelle version en BD ? Eh bien parce que pour lui, Le Nom de la Rose en BD, c’est un livre qui adapte un livre, qui lui-même évoque d’autres livres anciens. Un lien temporel se fait dès lors ici entre la narration en cases et les vignettes enluminées des manuscrits moyenâgeux. Il lui importait aussi de restituer quelques concepts du roman que le film avait écartés, comme l'angoisse mentale du labyrinthe ; ou le rire - parfois moyen de transcendance spirituelle - dans la vie monacale. Jusque là, l’initiative était louable.
Après une introduction explicative et austère sur les premières recherches d'Umberto Eco, on entre dans le récit par d'impressionnantes pages montagnardes, réalisées au lavis pour en accentuer la grisaille hivernale. Frère Guillaume de Baskerville et son disciple, chevauchant des mules, approchent progressivement de leur destination qu'est l'abbaye. Ici comme à d'autres reprises dans l'ouvrage, le dessin de Manara en met plein la vue. En revanche, sur le plan des physionomies, le casting interroge. Il n'était bien évidemment pas question de reprendre les traits de Sean Connery pour le protagoniste, mais il ne me semble pas très judicieux de lui avoir attribué ceux d’un (assez) jeune Marlon Brando. Ce n'est qu'un exemple, car, globalement, tous les personnages manqueront d’une aura marquante, d'une incarnation originale et crédible.
On a pu apprécier chez Manara le côté fantasque, débridé, voire innovant dans la construction de plusieurs de ses propres histoires*, son immense talent graphique... mais malgré ces qualités, n’est pas adaptateur d'un tel roman qui veut. Déjà, le procédé d'alternance entre continuité d’action et illustrations avec des récitatifs en off, s'il est pleinement justifié, n'est pas ce qu'il y a de plus fluide en BD. Mais c'est surtout une succession d'autres éléments qui viennent perturber notre immersion en tant que lecteur.
Tout d'abord, la bonne synchronicité entre action, postures et paroles au sein des cases n'y est pas toujours. Le rythme et la musicalité des dialogues ne sont pas non plus les points forts, ce qui est une lacune encore plus criante pour donner une nouvelle vie au Nom de la Rose. Les phylactères sont souvent mal proportionnés, avec tantôt des pavés de texte, tantôt de l'espace blanc excédentaire et je ne m'attarderai pas une fois de plus sur cette police de caractère "standardisée BD", choisie par l'éditeur et qui ne fait pas honneur au
dessin.
Quant à la mise en couleurs (colorisation du lavis de Milo Manara par sa fille Simona), elle rend fort bien à certains endroits, moins quand l'aspect informatisé est flagrant ou quand l'atmosphère dans l'abbaye fait défaut à cause d'ombrages insuffisants et trop légers. La faute aussi à l'impression trop claire, ce qui est d'autant plus dommage avec un papier semi-satiné à la blancheur extrême, dont l'intérêt est justement de pouvoir restituer, voire rehausser, les contrastes. A contrario, c'est un côté trop lisse qui émane de l'ensemble.
J'ai refermé ce premier tome entre admiration renouvelée - car, isolément, il y a des planches superbes - et une cruelle déception devant ce mélange de maestria et de maladresses incompréhensibles au vu de l'ambition du projet. Avec son expérience, Manara n'est pas sans savoir que tous ces petits détails font pourtant la différence.
J'ai refermé ce premier tome entre admiration renouvelée - car, isolément, il y a des planches superbes - et une cruelle déception devant ce mélange de maestria et de maladresses incompréhensibles au vu de l'ambition du projet. Avec son expérience, Manara n'est pas sans savoir que tous ces petits détails font pourtant la différence.
Chronique par Joachim Regout
BD parue chez Glénat
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