ROMAN : Manger Bambi

C'est une recette qui semble faire mouche et prendre de plus en plus de place dans les catalogues d'éditeurs de romans : une idée choc, en lien avec l’actualité (scandale ou phénomène social encore peu traité en fiction), développée avec davantage d'efficacité que de style littéraire, sans oublier un sens du suspense imparable pour maintenir les lecteurs en haleine jusqu'à la fin. Fin qui semble malheureusement trop souvent un enjeu secondaire. Il faudrait surtout que le pitch titille nos pulsions voyeuristes, que le début percute, bouscule, accroche, que les pages se tournent frénétiquement, ou tout du moins facilement. Et last but not least : le scénario se doit d'être aisément transposable en film si le succès de librairie est au rendez-vous.

 Chez certains auteurs, on sent même immédiatement que l'écriture d'un roman n'est plus qu'un prétexte, une étape vers ce "Graal" d'une adaptation au cinéma ou en série Netflix. Dans ce registre,  nous vous parlions il y a peu des Choses humaines de Karine Tuil, sur les thèmes du viol, du consentement et de #MeToo. 
 
V
oici à présent Manger BambiCaroline De Mulder, elle, s’empare du phénomène de la prostitution estudiantine et de ses clients (les "sugar daddies"), d’un type de misère sociale qui peut y conduire, mais surtout du sujet quasi tabou de la violence au féminin. 
 
C’est le premier roman que je lis de l’autrice (qui s’était faite remarquer en 2010 avec Ego Tango), mais il est indéniable que son écriture décomplexée et provocatrice s’est nourrie de celle de Virginie Despentes (Baise-moi, la trilogie Vernon Subutex, ...). Quant à la trame du récit, on n’est pas si loin de la dépendance affective entre l'ado et le parent maltraitant de My Absolute Darling de Gabriel Tallent, sauf qu’ici c’est d’une mère (et de son amant providentiel) qu’il s’agit, et non d’un père célibataire. Ca n’en est pas moins sordide (mais plus court).


 
Q
u’il s’agisse de la surnommée "Bambi", 16 ans, mignonne en apparence mais dangereusement déglinguée et hargneuse à l’intérieur ; de ses copines ; des parents ; de l’éducatrice du centre pour délinquants… on croit sans peine à ces personnages en perdition, leur décrochage social, leurs aspirations consuméristes qui compensent l’absence de perspectives et (pour la plupart d’entre eux) de valeurs, de morale, de culture. C’est aussi grâce à son travail sur la linguistique que Caroline De Mulder parvient à donner une consistance à des personnages dont la profondeur fait souvent défaut. L'autrice s’est imprégnée d’échanges sur les sites de "sugar dating", d’argot contemporain mêlé au langage sms, sans oublier la rythmique des mots dans la musique rap… Pas le genre de rap aux textes intelligents, hein. Non. Bien salaces, bêtes et méchants… histoire d’accompagner comme il se doit des scènes ponctuées par les coups dans la gueule, le ventre et/ou le bas-ventre. 
 
Entrée en matière trash, développement crédible, mais suite et fin sans grand intérêt ni surprise. Pour en revenir à la transposition possible à l'écran, c'est un peu comme si les ingrédients rassemblés dans Manger Bambi avaient de quoi alimenter un film à l'intrigue solide (mené à la façon Trainspotting de Danny Boyle ou, pourquoi pas, d'un Tarantino), mais s'assemblaient plutôt en un long clip vidéo un peu vain.



 
Pour être noir c'est noir, sans déplaisir de lecture - les moins de 200 pages n’ayant heureusement pas le temps de nous plomber l’humeur - , mais c’est en fin de compte une déception qui renouvelle ma méfiance envers ces soi-disant "incontournables" des rentrées littéraires, chaudement recommandés par le gratin de la presse ou notre présentateur favori. Tout ça me redonne de l’admiration pour ces plumes un peu plus exigeantes et audacieuses que sensationnalistes. L’envie me prend même d'aller me plonger de toute urgence dans un classique (il y en a encore tant à découvrir).
 
Chronique par Joachim

Roman paru chez Gallimard