
On réécrit tous - consciemment ou non - sa propre histoire, mais Alejandro a le don de constituer autour de lui une mythologie et d’inciter certains à la perpétuer telle quelle. Il faut dire que sa vie s’y prête : dense en rencontres, en audaces, en créativité et en théories thérapeutiques, elle ne nécessitait pas d’exagérations pour sortir de l’ordinaire. Mais il n’y a pas de fumée sans feu… et l’homme de scène a l’ego ainsi conçu qu’il aime les effets du prestidigitateur, donc ajouter un peu de fumée, ayant recours à quelques suppositions qu’il tient pour vraies, à l’art de la fable et autres métaphores métapoétiques - voire ésotériques - quand il raconte son parcours. Des "tricheries sacrées" comme il les appelle, qui feront forte impression sur son auditoire, afin de partager avec ce dernier l’intensité de ce qu’il a ressenti plutôt qu’une suite de faits objectifs. Non seulement on le lui pardonne, mais il le fait avec un tel talent qu’on en redemande (cf. ses films autobiographiques La Danse de la réalité et Poésie sans fin)… à condition toutefois qu’il s’arrête avant le délire. Et c’est malheureusement là que le bât blesse souvent. Quand son immense ego prend le dessus au point de s’approprier de manière éhontée la paternité de nombreuses innovations culturelles de son temps, alors son grand âge, son imposante carrière et mon indéfectible admiration ne suffisent plus à museler quelques critiques légitimes qu’il faut relever.
On l’avait déjà entendu prétendre être l’inventeur du graffitti-slogan "L’imagination au pouvoir" de mai ’68 ou encore affirmer mordicus avoir "restauré le véritable tarot originel" (ce qui s’est notoirement avéré inexact). Eh bien, dans un entretien de ce livre, il se targue même d’avoir influencé le psychédélisme et les Beatles (groupe qu’il n’aime pas et qu’il targue d’artistes de music-hall… sans avoir approfondi l’écoute de leur discographie). Pour peu, on trouverait presque incompréhensible qu’il n’ait pas son portrait parmi ceux figurant sur la pochette du révolutionnaire album Sgt. Pepper ! Stop.
Qu’en 1970 son film El Topo ait suscité l’admiration de l’ex-Beatle John Lennon est certain, et de l’ex-Beatle George Harrison c’est possible. Que cela ait artistiquement influencé ces deux génies de la musique, on n’en a aucune trace. Et du temps des Beatles, durant les années 1960, c’est encore plus improbable. Ailleurs, il prétend aussi s’être rendu à un concert des Rolling Stones à l’Olympia, à une époque où les Beatles n’étaient, toujours selon lui, pas encore extrêmement connus. Or, le premier concert des Stones en France, à l’Olympia, date de 1964 et l’effervescence Beatlemania battait son plein.
Ce sont là des exemples, je ne ferai pas l’inventaire de tous les moments où il se discrédite par vantardise extravagante, élucubrations frapadingues ou autres filouteries, d’autant qu’il serait dommage qu’elles occultent les nombreuses facettes hyper-talentueuses, philosophiques et spirituelles du bonhomme. Ses propos sont en majorité très éclairants, stimulants, bienveillants et donc un bonheur à lire. Et puis le fait de ne pas censurer les zones d’ombre de cette forte personnalité ne l’en rendent que plus humain.
Parmi les autres éléments qui m’ont perturbé dans ce livre, notons la quasi impasse faite sur la série Bouncer, une saga western incontournable qu’il co-créa avec Boucq. On trouve seulement ce bout d’interview paru dans Zoo le mag (n°70, 2019) :

Mais pourquoi diable la seule image signée Boucq ici est aussi un des seuls extraits d’une BD parue chez un autre éditeur : Face de Lune ? Leur collaboration la plus célèbre passe sous silence dans cette rétrospective des Humanoïdes Associés... à l'heure où cette même maison d'édition en réédite pourtant les 7 premiers tomes sous forme d’intégrale !
Autre bizarrerie encore : les reproductions quasi pleines pages de lames du tarot d'Oswald Wirth de 1927 (qui n’est même pas référencé !) pour illustrer une certaine vision des cartes plutôt que celles issues du tarot dit "de Marseille" qu’Alejandro Jodorowsky a lui-même reconceptualisé avec Philippe Camoin.
Aussi informatif qu’incomplet, Les sept vies d’Alexandro Jodorowsky est finalement un peu à l’image de son protagoniste : créatif de tous les instants et toujours en évolution... à 90 piges !