Le tout est ponctué d’extraits d’interviews inédites ou issues de diverses publications, aéré de grandes photos, planches ou illustrations, rendant ça agréable à consulter, même si on peut s’interroger sur la pertinence proportionnelle des 7 divisions du livre. ll m’a par exemple paru saugrenu de manquer par moments d’informations sur des œuvres majeures de l’artiste (surtout quelques BD parues chez des éditeurs concurrents) et de lui voir en revanche attribuer un chapitre entier aux supposés liens de l’artiste avec l’univers rock, alors que, contrairement à ce que pourraient laisser croire les photos, il s’agit le plus souvent de rencontres, les collaborations effectives avec ces musiciens étant inexistantes ou limitées à des ébauches abandonnées (cf. l'article "Jodo et le rock, quel rapport ?" en nos pages). Ce côté "people" est sans doute là pour entériner la légende qu’il s’est construite. Une légende où il sera quelquefois difficile de discerner le vrai du faux, ses exagérations et raccourcis étant légion. Raison pour laquelle j’userai de temps à autres du conditionnel ci-dessous.
On réécrit tous - consciemment ou non - sa propre histoire, mais Alejandro a le don de constituer autour de lui une légende et d’inciter certains à la perpétuer telle quelle. Il faut dire que sa vie s’y prête : dense en rencontres, en audaces, en créativité et en théories thérapeutiques, elle ne nécessitait pas d’exagérations pour sortir de l’ordinaire. Mais il n’y a pas de fumée sans feu… et l’homme de scène a l’ego ainsi conçu qu’il aime les effets du prestidigitateur, donc ajouter un peu de fumée, ayant recours à quelques suppositions qu’il tient pour vraies, à l’art de la fable et autres métaphores métapoétiques - voire ésotériques - quand il raconte son parcours. Des "tricheries sacrées" comme il les appelle, qui feront forte impression sur son auditoire, afin de partager avec ce dernier l’intensité de ce qu’il a ressenti plutôt qu’une suite de faits objectifs. Non seulement on le lui pardonne, mais il le fait avec un tel talent qu’on en redemande (cf. ses films autobiographiques La Danse de la réalité et Poésie sans fin)… à condition toutefois qu’il s’arrête avant le délire. Et c’est malheureusement là que le bât blesse souvent. Quand son immense ego prend le dessus au point de s’approprier de manière éhontée la paternité de nombreuses innovations culturelles de son temps, alors son grand âge, son imposante carrière et mon indéfectible admiration ne suffisent plus à museler quelques critiques légitimes qu’il faut relever.
On l’avait déjà entendu prétendre être l’inventeur du graffitti-slogan "L’imagination au pouvoir" de mai ’68 ou encore affirmer mordicus avoir "restauré le véritable tarot originel" (ce qui s’est notoirement avéré inexact). Eh bien, dans un entretien de ce livre, il se targue même d’avoir influencé le psychédélisme et les Beatles (groupe qu’il n’aime pas et qu’il targue d’artistes de music-hall… sans avoir approfondi l’écoute de leur discographie). Pour peu, on trouverait presque incompréhensible qu’il n’ait pas son portrait parmi ceux figurant sur la pochette du révolutionnaire album Sgt. Pepper ! Stop.
Qu’en 1970 son film El Topo ait suscité l’admiration de l’ex-Beatle John Lennon est certain, et de l’ex-Beatle George Harrison c’est possible. Que cela ait artistiquement influencé ces deux génies de la musique, on n’en a aucune trace. Et du temps des Beatles, durant les années 1960, c’est encore plus improbable. Ailleurs, il prétend aussi s’être rendu à un concert des Rolling Stones à l’Olympia, à une époque où les Beatles n’étaient, toujours selon lui, pas encore extrêmement connus. Or, le premier concert des Stones en France, à l’Olympia, date de 1964 et l’effervescence Beatlemania battait son plein.
Ce sont là des exemples, je ne ferai pas l’inventaire de tous les moments où il se discrédite par vantardise extravagante, élucubrations frapadingues ou autres filouteries, d’autant qu’il serait dommage qu’elles occultent les nombreuses facettes hyper-talentueuses, profondément philosophes et spirituelles du bonhomme. Ses propos sont en majorité très éclairants, stimulants, bienveillants et donc un bonheur à lire. Et puis le fait de ne pas censurer les zones d’ombre de cette forte personnalité ne l’en rendent que plus humain.
Parmi les autres éléments qui m’ont perturbé dans ce livre, notons la quasi impasse faite sur la série Bouncer, une saga western incontournable qu’il co-créa avec Boucq. On trouve seulement ce bout d’interview paru dans Zoo le mag (n°70, 2019) :
"J’ai bien aimé François Boucq également. Un formidable dessinateur, mais qui chaque fois se bagarrait avec le scénariste. Il pensait que le scénariste était à son service. Chaque fois qu’il recevait un scénario, il le modifiait. Alors moi, je lui ai dit , on va travailler ensemble, mais tu ne vas pas te marrer, parce que je vais te téléphoner tous les jours, et chaque idée que tu me donneras, je vais l’accepter, à ma façon. Et comme ça on l’a fait. et c’était formidable. Ca a duré pendant des années. Et quand il a arrêté de m’écouter, j’ai arrêté de faire Bouncer."
Mais pourquoi diable la seule image signée Boucq ici est aussi un des seuls extraits d’une BD parue chez un autre éditeur : Face de Lune ? Leur collaboration la plus célèbre passe sous silence dans cette rétrospective des Humanoïdes Associés... à l'heure où cette même maison d'édition en réédite pourtant les 7 premiers tomes sous forme d’intégrale !
Autre bizarrerie encore : les reproductions quasi pleines pages de lames du tarot d'Oswald Wirth de 1927 (qui n’est même pas référencé !) pour illustrer une certaine vision des cartes plutôt que celles issues du tarot dit "de Marseille" qu’Alejandro Jodorowsky a lui-même reconceptualisé avec Philippe Camoin.
Aussi informatif qu’incomplet, Les sept vies d’Alexandro Jodorowsky est finalement un peu à l’image de son protagoniste : créatif de tous les instants et toujours en évolution... à 90 piges !