Jodo et le rock, quel rapport ?

S'il reste une curiosité cinématographique digne d'intérêt malgré quelques rides, le long métrage surréaliste El Topo d'Alejandro Jodorowsky fît surtout forte impression lors de ses premières projections, en 1970 et '71, notamment auprès de personnalités notoires de la contreculture et du rock. Ce western psychédélique, scindé en chapitres "initiatiques", mêlant scènes subversives et notes d'humour absurde, séduit même John Lennon et Yoko Ono... qui n'hésitèrent pas à mettre la main au portefeuille pour aider le réalisateur à faire son film suivant : La Montagne Sacrée (1974). George Harrison aurait même été approché pour jouer un rôle principal… avant de refuser les exigences de départ, radicales, du réalisateur.

Il y a également quelques anecdotes liées aux rencontres furtives de Jodo avec d'autres stars du genre musical (Mick Jagger, Sly Stone, ...), ou à ses espoirs de collaboration avec Pink Floyd et Magma pour une adaptation du roman Dune de Frank Herbert. Ce projet (conçu entre 1975 et '77) fût  jugé trop mégalo pour rassurer les potentiels investisseurs jusqu'au bout, fût donc annulé et repris quelques années plus tard, très différemment, par David Lynch.

Il y eut aussi quelques liens moins superficiels, comme celui avec le chanteur Peter Gabriel. Je m'étonne quand même que leur association avortée prenne la place d'un chapitre entier de la nouvelle monographie Les sept vies d'Alejandro Jodorowsky, avec, à l'appui, des photos live et hors contexte de Gabriel et son groupe Genesis. Il ne s’agissait en somme que d’une ébauche écrite en vue d’adapter en film l’opéra rock The Lamb Lies Down On Broadway… que le cinéaste n’avait même pas daigné écouter. Les deux hommes se sont réunis très peu de fois pour réfléchir au concept, esquisser un script, qui n'aura l'adhésion ni des autres membres du groupe, ni de la maison de disques, ni d'aucun producteur… Même ses auteurs ne sont pas totalement convaincus, Jodo voulant changer la symbolique du récit original. Ces prémisses furent donc rangées dans un tiroir et voilà tout. Peter Gabriel le sollicita encore quelques fois pour des tirages de tarot au fil des ans, mais il ne fût plus question de travail commun. Ce n'est qu'à l’âge de 83 ans qu'Alejandro aura la curiosité d'aller voir The Lamb sur scène, interprété par le cover band The Musical Box, après quoi il aurait simplement dit "J’ai enfin pu voir ce que ce type faisait !"



A part quelques musiques traditionnelles, l’album Renaissance de la harpe celtique d’Alan Stivell (qu'il écoute inlassablement en boucle en travaillant, et ce depuis des années), le soutien qu’il porte aux créations de son fils Adan ou la recherche de bandes sons pour ses films, la sensibilité de Jodo ne va pas prioritairement à la musique, même s'il l'apprécie. C’est surtout par les prestations scéniques, l’expression corporelle transgressive (d’Elvis Presley à Marilyn Manson... qui, au passage, est un autre chanteur avec qui il manqua de collaborer), les voix ou looks improbables (voire monstrueux) que le rock interpelle le créateur de mondes, l’homme de théâtre. Hormis ses nombreuses rencontres, son lien créatif avec la musique rock à proprement parler est d’ailleurs quasi inexistante. 

Quant à ses connaissances dans le domaine, elles sont aléatoires, comme le démontre cet exemple : lorsque le couple Lennon-Ono lui demanda dans une lettre de traduire la chanson Imagine en espagnol, il ne la connaissait pas (!!!) et ne donna jamais suite. Cette missive (publiée dans la monographie) montre surtout à quel point l’intérêt et l’admiration que lui portaient John et Yoko semblait à sens unique. Alejandro les vexera même définitivement en faisant part au magazine Rolling Stone de son avis extrêmement négatif après avoir été invité au domicile new-yorkais de l'ex-Beatle et sa compagne pour visionner leurs propres films expérimentaux.

Le fait de s’être fait piéger par la question du journaliste de Rolling Stone et les conséquences qui en découlèrent sont sans doute un regret pour Alejandro. C'est en tout cas ce qu'il m'a semblé alors que je m’entretenais avec lui, il y a quelques années. Ignorant tout de leurs dissensions, je lui avais demandé quel souvenir lui avait laissé le couple Lennon-Ono et ce qu’ils représentaient pour lui. Ce à quoi il avait répondu très joliment, mais laconiquement :


- Un oiseau qui habite dans les nuages, accompagné d'une luciole.
- C'est une très belle image pour représenter John et Yoko. Mais veux-tu dire que tu ne le perçois que comme un rêveur, comme le dit la chanson Imagine ?
- Je ne critique pas (plus) les personnes célèbres et aimées par tout le monde, surtout quand elles méritent cet amour.



Chronique par Joachim Regout

N.B.: Contrairement à ce que prétend Jodo sur son compte Twitter (illustrant son affirmation avec les photos ci-dessous), non, Lennon ne se serait pas inspiré du look d'El Topo pour une des dernières sessions photos des Beatles (juste avant leur séparation). Cette photo a été prise par Ethan Russel le 22 août 1969 dans la propriété de John Lennon à Tittenhurst Park, en Angleterre. Or les premières projections du film El Topo auront lieu en décembre 1970 et c'est suite à cela que les deux artistes se rencontreront.