ESSAI : Eros capital

"Le rôle de l'homme comme principe pourvoyeur de revenus est encore si profondément ancré que, lorsque ce présupposé ne correspond pas à la réalité, des stratégies de préservation de l'ego masculin se mettent spontanément en place. Ainsi, note Caroline Hanchez, "il est intéressant de noter que les femmes bénéficiant d'une rémunération supérieure à celle de leur compagnon ne semblent pas revendiquer plus de pouvoir. Au contraire, le couple élabore différents stratégies afin de protéger le statut masculin de pourvoyeur principal des revenus, notamment en préservant l'accès des hommes aux ressources monétaires du ménage et à l'argent personnel". On trouve aussi, chez nombre de couples traditionnels, une telle tendance à préserver le rôle de l'emploi masculin comme constitutif de l'identité de l'homme, comme le "care" serait constitutif de l'identité féminine. "Parce que les rôles font partie de la définition de la féminité et de la masculinité, hommes et femmes travaillent ensemble à confirmer, dans leurs interactions quotidiennes, le statut de chacun." 

"En dépit de la révolution sexuelle, les femmes n'engrangent que peu de prestige social par l'accumulation des partenaires masculins, fussent-ils jeunes et beaux - c'est même au contraire le chemin tout tracé vers le stigmate de la putain. Vis-à-vis des autres femmes, le principal prestige féminin continue à être celui des qualités de mère et d'épouse, qui seules apportent une reconnaissance.
(...) Il semble même permis de se demander si les termes de l'échange économico-sexuel - jeunesse et beauté féminine contre ressources masculines - n'ont jamais été aussi prédominants qu'aujourd'hui dans les faits, malgré leur condamnation par les normes et valeurs égalitaristes et de droits de l'homme."

"Le sentiment d'obligation a toujours un côté "pile" positif : il sert à entretenir des relations. C'est aussi ce qui se passe pour les dettes primordiales : avoir une dette vis-à-vis du cosmos, de Dieu, ou plus tard de la société, c'est être en lien avec elle, ce qui est inclusif et donc rassurant. Se définir comme ne devant rien à la nature ou aux deux, comme Don Juan, c'est se poser comme libre de toute relation, mais c'est in fine aussi nier leur existence. Reconnaître une dette, c'est reconnaître le créancier dans son être, c'est lui octroyer une reconnaissance relationnelle. L'ambivalence actuelle du citoyen vis-à-vis d'un Etat-providence perçu comme mou et peu mobilisateur tient à cela : "Je ne dois rien à la société", se dit celui qui estime payer trop d'impôts alors qu'il ne tombe jamais malade, parce qu'il perçoit les flux financiers sociaux selon une grille d'analyse du "retour sur investissement". Mais, ce faisant, ne se coupe-t-il pas du reste de la société en refusant tout lien de dette ou de créance vis-à-vis d'elle ?
Il y aurait donc, sans mauvais jeu de mots, un intérêt à être en dette ou en créance, parce que c'est ainsi qu'on reste en lien avec ses semblables."

"Le paradoxe n'est qu'apparent : l'amour est le nom de ce qui échappe, est hors de contrôle. Il se trouve dans les méandres de l'échange économico-sexuel en ce qu'il constitue à la fois sa justification et son prétexte. Sa justification, car il est indéniable que les êtres humains ont l'impression d'obéir à l'inclinaison de leurs sentiments, en non à celle de leurs gênes ou du patriarcat, lorsqu'ils décident de déclarer leur flamme ou de se mettre en couple, et ue cela exige, en modernité, la foi en un idéal sentimental nommé "amour". Son prétexte, car cette foi, précisément, est indispensable à l'être humain moderne pour supporter la basse matérialité de sa condition - celle de l'Homo comptabilis calculant sans cesse, en général inconsciemment, ses intérêts et la mesure d'autrui."

"La séduction semble de prime abord échapper à des considérations aussi matérialistes. Ce qui fait précisément le charme de la séduction réside dans l'implicite, dans l'absence de calcul. Si stratégies il y a, elles semblent lancées sur le court terme, sans autre but que l'instant d'après, comme l'écrit Roland Barthes dans ses Fragments d'un discours amoureux : "Le discours amoureux n'est pas dépourvu de calculs : je raisonne, je compte parfois, soit pour obtenir telle satisfaction, pour éviter telle blessure, soit pour représenter intérieurement à l'autre, dans un mouvement d'humeur, le trésor d'ingéniosités que je dilapide pour rien en sa faveur (céder cacher, ne pas blesser, amuser, convaincre, etc.). Mais ces calculs ne sont que des impatiences : nulle pensée d'un gain final : la Dépense est ouverte, à l'infini, la force dérive, sans but (l'objet aimé n'est pas un but : c'est un objet-chose, non un objet-terme)."

"La société, fortement influencée par des valeurs égalitaristes depuis l'après-guerre, tente logiquement de compenser l'inégalité naturelle valorisée par la libéralisation du marché en enserrant l'homme dans les concessions qui l'empêchent de profiter trop égoïstement de cette liberté : congé parental, valorisation du couple monogame, idéalisation de l'amour conjugal et dénonciation des inégalités au sein du couple, y compris la "charge mentale" Les femmes, bien que plus indépendantes que jamais, ont du mal à faire corps avec leur autonomie, ce qui se traduit, selon Eva Illouz, par une plus grande dépendance affective de leur part."
Extraits par François De Smet, qui, dans son essai philosophique Eros capital (paru en 2019 sous le label Climats des éditions Flammarion), en vient à croire qu'il n'y a pas d'antagonisme entre entre la sphère économique et la sphère des sentiments, l'amour pouvant selon lui même être une clé de voûte du capitalisme, doublé d'une mini-religion. 

L'auteur lève un tabou en pointant les hypocrisies, discriminations et schizophrénies de notre époque et de notre culture qui se voudraient plus égalitaires. Ceux qui ont les cartes économico-sexuelles en main sont des hommes riches et puissants d'une part et des femmes jeunes et belles d'autre part. Le marché sentimental et sexuel aurait selon lui tous les atours d'un marché tout court "en dépit des messages de spontanéité et de désintérêt dont il s'accompagne"Avant d'aboutir à cette conclusion, il décortique notre tenace bagage génétique et ancestral aussi bien que les procédés des sites de rencontre ou les codes du libertinage. 

Les liens qui se nouent entre hommes et femmes, malgré l'évolution des arrangements entre eux, sont encore plein d'héritages du passé, d'inégalités et d'asymétries.  Cet ouvrage est-il négatif et cynique pour autant ? On vous laisse juger sur base d'un dernier extrait qui semble résumer la démarche de  François De Smet :

"Identifier les prédispositions naturelles forgeant nos comportements ne nous indique pas dans quelle direction nous devons aller. Cela peut en revanche permettre de comprendre ce qui ne fonctionne pas dans les politiques que nous choisissons et de saisir les limites des concepts construits, pourtant nécessaires, de liberté, d'égalité, de consentement et de réciprocité. Nous sommes à peu près dans la situation que Spinoza avait décrite s'agissant du libre arbitre : conscients qu'il s'agit largement d'une illusion, nous retrouvons cependant une marge de manoeuvre à partir du moment où nous comprenons la réalité de cette illusion et pouvons donc porter nos efforts sur le cadre que cette compréhension nous offre."