Lectures BD, FEVRIER 2017

On connaît les qualités d'idées et de narration de Denis Lapière, au travers ses histoires pour petits (la série Luka), ados (Charly, Urielle) et adultes (ClaraAlter Ego). C'est cependant dans ses "romans graphiques", en one-shot ou diptyques, qu'il transmet le mieux son approche humaniste des personnages : La saison des anguillesLe bar du vieux français, Un peu de fumée bleue, L'impertinence d'un été, La femme accident, ou encore ce Seule (publié par Futuropolis), qui, à défaut être le plus indispensable, constitue un témoignage touchant d'une enfance passée en temps de guerre en Catalogne (1936). 

S'inspirant des souvenirs d'une dame de 83 ans (grand-mère par alliance du dessinateur Ricard Efa qui co-signe l'ouvrage), les auteurs restituent les émotions d'une fillette face à la dureté d'un abandon parental, de rafles, pillages et exécutions militaires, de l'exil, mais aussi face à la complicité naissante avec son grand-père. De belles planches en couleurs directes, qui mêlent astucieusement des graphismes plutôt "jeunesse" et "adulte".

On passe de la réminiscence à l'anticipation avec La Tomate d'Anne-Laure Reboul et Régis Penet, qui présente une vision du futur à faire froid dans le dos.

L'environnement de cette société est déjà glacial, dénué de vie végétale et animale : d'une part les immeubles ultra-modernes et dépouillés des nantis du "1er et 2e cercle" ; de l'autre les "cages à poules" de béton, insalubres, dans lesquels sont parqués les membres du "3e cercle", bas-peuple zombifié, coopérant parce que craintif et se plaignant de régulières pénuries d'eau.

Après sa sublime adaptation toute en couleurs directes et en clairs-obscurs d'Antigone (d'après l'oeuvre de Sophocle et également publiée chez Glénat), Penet conserve le style réaliste, abandonne l'onirisme et choisit cette fois un dessin au trait, rendant ainsi ses décors on ne peut plus géométriques, carcéraux et ses personnages plus désincarnés, ce que les teints majoritairement blafards et autres couleurs numériques limitées (par Nao) viennent renforcer.


Comme son mari, qui finalise un programme de contrôle des pensées, Anne Bréjinski est une fonctionnaire exemplairement docile. Agent de service public, elle a pour mission de se rendre dans le 3e cercle, d'y récolter tout objet encore résiduel du passé de l'humanité, à ce jour considéré comme une ère barbare dont strictement rien ne doit être sauvé. On assiste ainsi à la destruction d'un magazine de jardinage, de la peinture de la Joconde, d'une sculpture...   mais contre toute logique, la jeune femme conservera un sachet de graines de tomates. Se demandant d'abord de quoi il s'agit, elle va d'intuition - et en secret - tenter de faire pousser le plant avec des rations d'eau personnelles ou dérobées aux pauvres. 

L'histoire débute avec l'ouverture du procès de cette protagoniste - qui semble avoir renoué avec une part de son humanité - et se termine, après la sentence de la cour, sur un épilogue qui fera réfléchir, voire réagir.

J'ai repensé, en terminant la lecture, à cette phrase d'Edward Snowden : "Argumenter que le droit à la vie privée n'est pas important parce que nous n'avons rien à cacher revient à argumenter que la liberté d'expression n'est pas importante parce que nous n'avons rien à dire."

Chronique par Joachim