Editeur : Yves Michel
Dans une société dans laquelle les informations se multiplient, les tendances se déploient, tout devient multimodal et la complexité ne cesse donc de croître ; pourquoi restons-nous si souvent attachés à reproduire des schémas dysfonctionnels ? Car dans notre course au progrès, nous n’avons pas appris à modeler et transformer les schémas collectifs et institutionnels de pensée et de communication vieux de plusieurs siècles afin qu’ils répondent aux réalités actuelles. Pour opérer ces transformations, pour faire face aux enjeux de nos sociétés modernes, Otto Scharmer nous propose de penser à partir du futur.
Fort d’un parcours solide dans l’étude des organisations et de son expérience auprès des leaders les plus éminents de ces vingt dernières années et de scientifiques de renom, il développe au sein de ce livre sa théorie en "U", fruit de dix années de recherche, dont les cinq étapes (observer, percevoir, présence, cristalliser, prototyper) sont déclinées et approfondies afin de donner les clés aux leaders pour susciter l’innovation et relever les défis d’une société en constante mouvance.
Ce livre s’adresse donc aux leaders, mais permet avant toute chose de donner à ce terme une tout autre consonance. Le leader, c’est l’accompagnateur, le facilitateur du changement collectif. Pour reprendre quelques extraits significatifs, Otto Scharmer décrit que "les champs (sociaux) sont les conditions de base, le sol vivant dans lequel pousse ce qui ne deviendra visible qu’ensuite. Un bon agriculteur prend soin de nourrir son sol et d’en améliorer la qualité ; de même, tout leader prend soin de nourrir son champ social et d’en améliorer la qualité, car c’est le terrain auquel il consacre ses journées.(…) Si le métier de manager est de faire faire le travail, celui du leader consiste à créer et développer l’espace - le terreau - dans lequel les choses pourront advenir". En ce sens, le leader, s’il doit pouvoir avoir voix au chapitre, peut autant avoir le rôle hiérarchique qu’être la cheville ouvrière d’un système ; du moment qu’il se positionne autour et au service du collectif dont il fait partie. Le leadership n’est pas organisationnel ou hiérarchique, il est vecteur de changement (individuel ou collectif).
Cette Théorie U. s’articule plus particulièrement autour de la notion de presencing (néologisme construit à partir des termes presence-présence et sensing-perception), une forme d’état attentionnel et d’écoute profonds qui permettent l’accès à l’essence des choses et une ouverture d’esprit authentique. Cet état consiste à percevoir et à capter notre potentiel d’avenir le plus élevé et à agir à partir de lui. Grâce au presencing (à la théorie en "U" au sens large), la tâche principale du décideur devient de renforcer la capacité individuelle et systémique à voir, à prêter une attention pleine et entière à la réalité du terrain et des actes produits. Comme le rapporte Otto Schamer : "Aussi, le véritable travail (sic. du leader) est-il de permettre à chacun de découvrir la puissance du voir et du voir collectivement". Par ce travail de la structure de l’attention et de la perception, nous serions donc capables de nous rattacher à la source originelle de notre créativité : un basculement, le passage d’un seuil qui nous permet de nous relier au futur émergent. Car se rattacher à ce futur émergent est de plus en plus important. En effet, les organisations font aujourd’hui face à des déconstructions d’une ampleur jamais rencontrée auparavant et loin d’être un état transitif, le mouvement, le chaos, l’instabilité, l’incertitude deviennent la règle et l’interdépendance des problématiques se renforce de jour en jour. À changement de contexte, s’en suit, selon Otto Scharmer, un changement de cadre (de pensée).
Le plus surprenant dans cet ouvrage, c’est le mélange subtil et pertinent d’une approche scientifique et épistémologique tout à fait rigoureuse et de notions métaphysiques. L’ouverture d’esprit et de cœur, le lâcher-prise, la contemplation, la modification de l’état de conscience, le basculement, le passage du seuil… sont autant de notions qui sont intégrées dans cette théorie du leadership, qui est donc avant tout une théorie de l’attention et de l’expérience. On y retrouve notamment l’assertion suivante : "On peut définir la spiritualité comme la source de la créativité. Elle est à distinguer de la religion, car elle repose non sur une foi, mais sur une expérience". L’auteur rappelle alors que la racine indo-européenne du mot leadership, leith signifie "aller de l’avant", "traverser le seuil".
Résumer ce livre est une chimère, tant on y trouve à chaque page un contenu purement inspirant, à l’image même des états de pensée vers lesquels la méthode tend à nous amener. Toutefois, il ne s’agit pas de mentir au lecteur potentiel : le contenu est d’une grande complexité et la mise en pratique des préceptes relèvera sans aucun doute d’un challenge à long terme ; tant la philosophie proposée pour soutenir le changement suppose elle-même une profonde refonte de nos modes de fonctionnement individuels et collectifs. Mais le jeu en vaut très certainement la chandelle ! Alors que les ouvrages qui vous proposent la "recette miracle" pour être un bon leader se multiplient, la méthode d’Otto Scharmer est un alien…d’une intelligence rare. Selon les propres termes de l’auteur, la Théorie U. est une théorie de terrain, vivante, pas un processus mécanique et linéaire ; elle fonctionne comme une matrice, un tout, dans lequel les étapes se déroulent le plus souvent en parallèle. Mais c’est surtout une théorie proche de cette réalité de terrain : face à la crise, les entreprises et organisations au sens large appellent de plus en plus à l’injonction de la créativité - "il faut changer/faire mieux/faire plus/faire autrement" - sans prendre le temps de laisser les individus puiser collectivement dans leurs propres sources de changement. Sans donner de réponse univoque ou de "tips and tricks" pour balayer cette question, l’auteur nous engage plutôt à aller toujours plus loin dans l’analyse des dispositions physiques et mentales qui nous permettent d’accéder à notre potentiel collectif émergent, d’appréhender cet état rigoureux d’attention non biaisée à la réalité qui nous entoure. Dans une société de l’agir, il est important de rappeler qu’on ne peut se relier à cette expérience originelle que dans l’inaction et le laisser venir. Ainsi, le développement de nouvelles pratiques de présence collective est l’une des entreprises majeures et urgentes des années à venir.
"Nous sommes déjà passés du management au leadership, et nous sommes à la veille de passer du leadership à l’inspiration."
Une véritable révélation !
Chronique par Romina Rinaldi