INTERVIEW de JEAN GIRAUD - MOEBIUS - partie C

Joachim Regout : Il y a une dizaine d’années, vous aviez dit que la bande dessinée en était à son adolescence. Où en est-elle aujourd’hui, selon vous ?

Mœbius : Ca va vite. C’est sûr qu’en une génération, on voit apparaître des auteurs beaucoup plus matures, qui possèdent plus de conscience, plus d’ambition, beaucoup plus de connaissances, qui n’ont pas besoin de ruser pour glisser leurs ambitions esthétiques, philosophiques, ou même politiques. Certains dessinateurs et écrivains abordent la bande dessinée de plain-pied, avec l’ambition traditionnelle des artistes.


Et vous, comment vous situez-vous là-dedans ?
Je me situe bizarrement par rapport à ça, parce que je me suis forgé au fil du temps une espèce de monde qui s’articule tant bien que mal, de façon improvisée. Je n’ai pas toujours eu les moyens de mes ambitions sur le plan plastique, parce que je n’ai pas pu bénéficier d’une véritable initiation artistique. Pour entrer dans le monde de l’art contemporain, par exemple, il faut s’inscrire dans un mouvement ; il faut avoir une forte complicité médiatique ; il faut s’articuler avec des enjeux financiers, de la communication, des stratégies à long terme, avec l’histoire de l’art par l’intermédiaire des critiques, des marchands, des galeries, des musées… C’est toute une infrastructure, tout un monde. C’est très difficile d’avoir une expression valable, socialement, en tant qu’artiste contemporain, si on n’est pas inclus dans ce système. Alors, bien sûr il y a des peintres qui font des choses extraordinaires sans être dans la mode (par exemple des réalisateurs de trompe-l’œil, les post-surréalistes, les post-symboliques, les post-jenesaispasquoi), qui, socialement, seront quand même considérés comme des artistes, mais ils ne seront pas pris en compte dans la nomenclature de l’art contemporain. Alors, tout le système de classification style FIAC et compagnie, avec forte résonance médiatique, on peut se dire que c’est du pipeau, du bidon, que ça ne tiendra pas avec le temps… mais on ne sait pas. Et puis, d’une certaine façon, c’est là que ça se passe, c’est là que se font les grosses affaires, c’est là qu’il y a moyen de jouer sur la transgression, de se mettre en danger, d’être accepté ou refusé, intégré socialement. Tout ce qui est en dehors de ça n’est pas vu.

Par rapport à l’art en marche, la bande dessinée frappe à la porte en permanence, mais on n’est pas vraiment vus. Vous savez, un bon test par rapport à ça, c’est de voir s’il y a la possibilité pour un artiste de bandes dessinées d’être désavoué, d’être attaqué, d’être traité injustement au niveau médiatique. Ca n’arrive jamais, parce que les auteurs de bande dessinée peuvent bien faire ce qu’ils veulent, cela suscitera l’indifférence générale. C’est quelque part une grande chance, car cela permet de vivre dans la liberté, la tranquillité. L’artiste de bande dessinée ne risque pas de vivre la douloureuse expérience de découvrir dans son journal du matin que son album est descendu en flammes. Le jour où ça se fera, ça voudra dire que la bande dessinée est vraiment quelque chose qui compte. Mais on n’en est pas encore là.

Pour en revenir à mon travail, qu’il soit relié au surréalisme ou à autre chose, ça n’a pas beaucoup d’importance car ça ne va pas donner lieu au moindre écho, ou alors dans un système un peu annexe, des revues spécialisées et des choses comme ça. Mais pourquoi pas ? J’aime bien. D’ailleurs, comme vous le voyez, je vous parle, je réponds aux interviews. (rires) Je ne suis pas du tout amer, mais en fait on est encore à la maternelle. Je ne dis même plus que la bande dessinée est à son adolescence, vous voyez ! (rires)

On régresserait, en bande dessinée ?
Ca dépend si on voit les choses par l’aspect purement artistique ou par l’aspect de la place dans la société. Ce n’est pas toujours en adéquation.
Je profite de cette discussion autour de la place de la bande dessinée et des artistes dans la société pour vous citer dans une interview accordée à ActuaBD :
"Un jeune artiste va créer instinctivement, projetant sur la toile ses aspirations et ses rêves. S’il ne rencontre pas le succès, il pourra plus tard analyser son processus, se rendant compte qu’il désirait malgré lui cet échec en réponse à un problème familial ou autre. S’il le transcende, il pourra être reconnu, sinon il ira rejoindre le groupe des spermatozoïdes morts de n’avoir pas pu trouver le bon chemin de la fécondation, ne faisant pas partie du nombre d’artistes intéressant la société."
Croyez-vous que dans le contexte surproductif, ultra-concurrentiel, tous les artistes doués et ayant résolu leurs blocages ont la possibilité d’avoir du succès ? Quid des héros de l’ombre ? des précurseurs méconnus du grand public ?
Il y a toujours un risque de ne pas être vu, c’est sûr. On n’a jamais la réponse sur les raisons réelles. Il y a deux écoles : celle qui consiste à trouver la responsabilité à l’extérieur ; et puis celle qui consiste à la trouver à l’intérieur. Souvent, les deux sont antagonistes et s’excluent, mais en réalité il y a sans doute une alchimie complexe et aléatoire combinant les deux. Il y a une croix qui forme quatre possibilités : on n’a pas de succès et pas de talent ; on a du succès et du talent ; on n’a pas de talent mais du succès ; on a du talent mais pas de succès. Et c’est bien, car ça donne une certaine liberté à la sensation que rien n’est joué. Sinon ce serait mécaniste, on aurait des pensées un peu simples sur ce qu’il faut faire pour avoir du succès, des recettes. Or, on ne sait jamais à l’avance ce qui va marcher. Il y a des choses vachement bien qui ne sont pas vues… D’autre part, le film Bienvenue chez les chtis est sympa, gentil, mais de là à drainer vingt millions de spectateurs en salle, c’est obscène. Ca illustre le côté imprévisible de la trajectoire d’une œuvre.

Merci, Jean Giraud, pour cet entretien.

Interview © Asteline 2009

Images © Stardom, Moebius Prod.