Editeur : The Hoochie Coochie
("Pour public averti","Warning : Explicit Content" etc.)
Si
le succès public de certains romans graphiques ont parfois pu troubler
avec bonheur la frontière entre BD dite "commerciale" (le terme
anglo-saxon "mainstream" serait en fait plus approprié) et BD
"alternative", un certain clivage se creuse. Il existe toujours un
certain mépris, à peine déguisé, entre - pour prendre deux extrêmes -
d’une part, les créateurs de séries populaires, le marketing éditorial
des grosses structures et, de l’autre, les artistes expérimentateurs et
petits “indés” purs et durs, qui peinent à survivre, tout en se faisant quelquefois plagier.
L.L. de Mars se fait un porte-parole radical de ces derniers. Il s’offre ici une carte blanche au texte coup de poing et aux planches aussi déstructurées que dotées d’une grande force picturale. C’est un essai dessiné en roue libre, sur le thème de la création originale versus la production de “faussaire” imposée par le rythme de marché. C’est carrément une accusation de viol (et non seulement de vol) de la première par la seconde.
Extrait : "Evidemment
que tu es populaire, un plagiaire n’est pas un artiste mais un
politique. Libéral, ça va sans dire, puisque tu ne répands que du
brevet. C’est précisément parce que tu réponds à la question du public
dans le temps compressé de la fabrication des marchandises que tu
gagnes, toujours. Que peut le temps infini qu’il faut pour travailler
contre la rapidité de l’horloge commerciale ? Tu as le pouvoir de
m’empêcher de travailler. (…) Le temps du plagiat, c’est le temps du
marché. Nous ne vivons pas dans le même temps parce qu’il me faut pour
avancer celui de l’errance, le temps du ratage, de la suspension, qui,
tout simplement sont ceux de la vie même… Tout ce qui oppose l’art à sa
fétichisation tient dans cet écart de temporalité. Dix ans pour espérer
aboutir à une syncope rigoureuse du trait, et deux jours pour en faire
la singerie usinée." Et, plus loin : "Le plagiaire est un rapide :
il est humble avant qu’on ait eu le temps de trouver qu’il manquait de
dignité."
La condition de la majorité des auteurs aujourd’hui est critique : il leur faut faire face à des politiques éditoriales qui nivellent souvent par le bas, la précarisation de leur statut, la difficulté à se faire une place sur les étals de libraires face aux raz-de-marée de publications hebdomadaires… L.L. de Mars exprime la révolte de l’artiste qui aurait de surcroît été plagié. Ca sent le vécu. Mais à son discours argumenté - érudit, même - et les accusations légitimes, s’adjoignent malheureusement l’aigreur et la maladresse d’un orgueil blessé. Si la colère est compréhensible, le pugilat est parfois difficile à suivre. Et, surtout, le ton vindicatif omniprésent contamine malheureusement l’exaltation de l’Art authentique. D’autant qu’en "déchirant le beau rideau des précautions" (sic), l’auteur égratigne au passage des personnes hors-sujet, comme les "employés de bureau consciencieux" (on le souhaite tous qu’ils le soient, consciencieux, dans certains cas, non ?). La thèse ne sort pas grandie non plus d’un dénouement assassin, terrassant et ridiculisant fictivement le plagiaire anonyme.
Un bouquin hors normes, graphiquement explosé et éblouissant, maîtrisé et expressionniste, difficile d’accès mais intéressant… pour qui sait aussi faire
abstraction des impétuosités fielleuses de l’auteur.
Chronique par Jean Alinea
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