BD : Habibi

Auteur : Craig Thompson
Editeur : Casterman


Un auteur américain qui a projeté de prendre le contrepied des médias de son pays - alors encore sous le gouvernement de George W. Bush -, en se focalisant sur la beauté de la culture orientale, c’est déjà une audace en soi.

Alors que son bestseller Blankets traitait de passion amoureuse fusionnelle, Craig Thompson nous livre avec Habibi une nouvelle histoire d’amour, mais autrement plus grande. Voici un livre bouleversant, érudit, parfaitement maîtrisé. Sept années tourmentées par un souci de santé et des doutes créatifs, beaucoup de documentation et des consultations auprès d’amis musulmans auront été nécessaires pour en venir à bout.

On trouve ici un graphisme dynamique et virtuose, comparable à celui d’un Will Eisner au sommet de son inventivité, les audacieuses mises en pages rivalisant sans mal avec celles de L’appel de l’espace* : des jeux sur la typographie, les symboles, les magnifiques motifs ornementaux, la forme des cases qui renforcent la tension ou la fluidité de certaines scènes…

Le lien qu’on peut dresser avec le grand Will Eisner s’arrête au dessin, car si ce dernier privilégiait des drames urbains dans la communauté juive américaine, Habibi nous emmène presque aux antipodes, mêlant un univers composé de caravanes ou de palais arabes dignes des Contes des 1001 nuits et des enjeux contemporains que sont la lutte pour l’eau, pour la santé, pour le travail, ainsi que les thèmes de la religion, du traumatisme sexuel ou de l’écologie.

A peine sortie de l’enfance, Dodola se voit vendue à un scribe. Son mari, certes laid, n’est pas un mauvais bougre et veille à l’éducation de l’adolescente… jusqu’au jour où il se fait assassiner par des voleurs. A nouveau mise en vente, comme esclave cette fois, Dodola sauve la vie d’un petit enfant noir en prétendant aux marchands qu’il s’agit de son frère. S’évadant avec lui sur le dos, elle trouve refuge en plein désert… dans une épave de bateau, très curieusement. Se prostituant en secret auprès des caravaniers de passage, la jeune femme parvient ainsi à subvenir à ses besoins et à ceux de l’enfant. Zam, puisque c’est son nom, apprendra à lire, à écrire, à se cultiver, à aller chercher de l’eau, grâce à la jeune femme, qui le maintient dans l’ignorance de ses activités de courtisane de plus en plus convoitée… jusqu’au jour où elle se fera violer puis enlever... au grand désarroi de Zam, sous le choc et livré à lui-même. Les deux destins malmenés se sentiront pourtant toujours unis l’un à l’autre.

Deux quêtes initiatiques imbriquées, ponctuées de numérologie, de citations, d’extraits de livres sacrés ou autres histoires autour de personnages issus de La Bible et du Coran.

Habibi annihile les frontières entre les lettres et les images, entre les différentes religions, entre l’homme et la femme. C’est un appel à l’ouverture, au dialogue, à l’unité… et à l’Amour bien entendu. Traité dans le respect des croyances de chacun, j’ose qualifier cet ouvrage de chef-d’œuvre humaniste.

Sa densité nécessite néanmoins d’en scinder sa lecture. A noter que pour un éclairage supplémentaire du récit, Craig Thompson encourage une seconde lecture de ces 672 pages, en reprenant les chapitres du livre dans l’ordre indiqué par le tableau aux neuf carrés. Craig, si tu me lis : promis, je le ferai, mais je tenais à rédiger ma chronique dans un délai raisonnable par rapport à la date de parution.

Chronique par Jean Alinea

* L’Appel de l’espace (1978-1980) et d'autres grands romans graphiques de Will Eisner sont aujourd’hui réédités par Delcourt.