Auteur : Joann Sfar
Editeur : Delcourt
Joann Sfar est devenu, en quelques années, un monstre sacré de la culture française, et un arbitre de la pensée pour tous ceux qui ont besoin de tuteurs en la matière. On pouvait craindre que cela n’entraînât chez lui une inflation de l’ego préjudiciable aux créations futures. Vu son rythme de production hallucinant et son mode de création basé sur l’improvisation, Sfar a toujours été inégal ; les perles sont à chercher au milieu d’œuvres moins intéressantes. Tout ça pour en venir au fait que, malgré le succès, la qualité de ses œuvres ne fléchit globalement pas – et c’est remarquable. Inégal, il l’est resté, mais y a toujours autant de perles à trouver. Résolument brouillon puisqu’il s’agit de notes prises au vol, Greffier est une perle – en tant que document plus encore qu’en tant que BD.
Pour l’essentiel, il s’agit de comptes rendus d’audience du procès intenté par trois organisations islamistes contre Charlie Hebdo, suite à la publication des fameuses caricatures danoises – agrémentées d’une caricature de Cabu. Soutenant ses petits camarades, Sfar a pris note de toutes les plaidoiries, témoignages et interventions – un pari passablement fou dans lequel il a dû laisser des doigts.
Et c’est passionnant ! Parce que durant ce procès, l’intelligentsia française n’a pas cédé au chantage à la terreur, a redressé la tête pour réaffirmer les valeurs de la démocratie. Même des hommes politiques comme Sarkozy (dont l’intervention n’est pas reprise, vues ses fonctions) ou François Hollande sont montés à la barre, eux si souvent ridiculisés dans les pages de Charlie Hebdo. Le vieil argument de Voltaire tient bon : "je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire".
Brut de décoffrage, et malgré ses redondances, Greffier est un livre essentiel. Non pas seulement d’un point de vue bédéphilique, mais surtout d’un point de vue culturel et citoyen. La démocratie étant un système qui tolère la critique, nous en voyons trop souvent les seuls errements et erreurs – en oubliant justement à quel point il est précieux que cette critique soit possible. Par leur courage (il en fallait après les réactions violentes du monde islamiste qui ont suivi la publication des caricatures danoises), Cabu, Philippe Val et toute l’équipe de Charlie Hebdo, et Sfar à travers eux, nous ont rappelé que la démocratie, "le pire système à l’exception de tous les autres" (Churchill), est une valeur qui mérite d’être défendue, et dont il y a lieu d’être fiers. C’est très exactement ce que Sfar parvient à transmettre : nous ressortons de la lecture de la première partie de Greffier plus fiers. Merci les gars.
La deuxième partie de l’album rassemble la quasi-intégralité des chroniques que Sfar a publiées dans Charlie Hebdo, dont les plus amusantes sont une série de réflexions sur les philosophes pré-socratiques. Sfar reconnaît volontiers qu’il ne connaissait pas grand-chose à leur sujet avant de se lancer dans cette chronique-feuilleton, et qu’il a tout tiré de sa lecture au jour le jour du volume qui leur est consacré dans La Pléiade. Le résultat est aussi bordélique que sympa, mais peut-être que le lecteur qui voudrait vraiment apprendre quelque chose au sujet des pré-socratiques devrait compléter la lecture de Greffier d’ouvrages comme, par exemple, Une histoire de la philosophie occidentale de Jean-François Revel (ça se lit comme un polar).
Chronique par Geoffroy d'Ursel