BD : Tout doit disparaître

Auteur : Simon Hureau
Editeur : Futuropolis 


Attention les yeux ! Autant vous le dire tout de suite, ce livre est un chef-d’œuvre. Mais vous ne l’ouvrirez pas sans conséquences. Si vous tenez à garder votre optimisme, passez votre chemin.  Il est fort possible que vous n’ayez jamais rien lu ni vu de plus noir. 

De Simon Hureau, nous avions déjà adoré L’empire des Hauts-Murs, perle de poésie enfantine qui se terminait sur une note triste, un peu comme dans ces chansons de Nino Ferrer, La maison près de la fontaine ou Le Sud, qui vous dépeignent un paradis avant d’en détailler la mort pour cause de stupidité humaine.

Tout doit disparaître (2006) est une perle également, mais une perle noire, opaque, mystérieuse et effrayante. Le titre n’est pas une annonce de soldes ; c’est un mot d’ordre pour psychopathes.

Dans cet album, le style de Hureau est extrêmement cinématographique : pour l’adapter, il suffirait presque d’utiliser la BD comme story-board, avec juste des coupures pour la longueur. En conséquence, il est sans doute plus juste de l’analyser en fonction de comparaisons relevant du 7e art plutôt que du 9e.

Ça commence doucement comme dans les premiers films de Ken Loach : un constat de mort sociale lente dans la Normandie profonde, ravagée par le chômage et l’ennui. Les magasins fermés, le tissu social qui part en couille. Sabine et Alicia, deux jeunes adolescentes, partagent leur mal-être. Elles rencontrent Mélusine : même âge, mais une beauté sombre, une assurance, un charisme irrésistible.  Puis, lentement mais sûrement, le malaise s’installe. On change de registre : de Ken Loach à Hitchcock. Manipulation. Dérapages psychologiques. La tension monte et culmine dans une violence froide, laide, dans la veine de David Lynch. Ah, encore une référence ciné : le camion, tout droit sorti de Duel, le film qui a lancé Spielberg.

Et il y a aussi cette scène de meurtre d’autant plus puissante qu’elle est hors champ. Voix et bruitage sur des images de façade en ruine.
-File-moi le tesson. C’est où la cariatide ?
-CaROtide !
-C’est où ?
-Je ne sais pas…
(tchac, tchac, tchac)

La BD comme le cinéma nous abreuve de fantastique et de violence, de sorcellerie, de vampires, de psychopathes. Nous devrions être blindés. Et pourtant cet album réveille une horreur profonde, qui vous hante de longues heures après qu’on l’ait refermé. Pourquoi ?

Il y a bien entendu le style narratif remarquable, le sens du rythme, cette manière de laisser monter la tension… Ensuite, un réalisme psychologique total. Des Sabines et des Alicia, nous en connaissons tous, ce sont nos sœurs, nos cousines ou nos filles. Simon Hureau prend une centaine de pages pour nous laisser nous attacher à elles, avant de les passer à la moulinette. C’est à elles que nous nous identifions. Nous "sommes" les victimes, et comme elles, nous ne comprenons rien à ce qui arrive. Enfin, dans son exploration du Mal extraordinairement ordinaire, l’auteur ne nous fait grâce d’aucun des boucliers psychologiques qui permettent d’atténuer le choc émotionnel : ni la séduction perverse du Silence des Agneaux, ni la froide distanciation intellectuelle de From Hell.
Et ce n’est qu’une fois la lecture terminée que l’aspect fantastique de l’album nous rattrape comme une gifle froide. Trop de questions sans réponse. Que sont devenus Alicia, Sabine et son petit ami ? Et finalement, qui conduit ce putain de camion ?