ESSAI : Juger les multinationales

Auteurs : David, Lefèvre
Editeur : Mardaga


Il y a des vérités qui sont difficiles à entendre, et qui pourtant doivent être dites. La façon dont notre mode de vie occidental soutient et perpétue les dommages économiques, sociaux, sanitaires et humains à travers la toute-puissance d’un noyau central et hyperconnecté de multinationales est l’une de ces vérités.
Éric David, professeur émérite de droit international et Gabrielle Lefèvre, journaliste, unissent leurs expériences et leurs perspectives pour fournir cette synthèse lourde, violente, mais utile, d’une réalité qui, si archaïque puisse-elle paraître, se perpétue au jour le jour. Ils élaborent ainsi une analyse rétrospective, mais aussi actuelle de la criminalité des entreprises et fournissent, en support, une description systématique des éléments juridiques qui interviennent dans cette mise en jeu complexe du droit international. 
La première partie, dédiée aux crimes directs et indirects des multinationales à l’échelle mondiale (avec un terrain de jeu privilégié dans les pays en voie de développement), analyse les principaux scandales des 50 dernières années durant lesquels les multinationales ont gravement porté atteinte à l’environnement, aux droits humains, au droit à la santé ou ont soutenu l’incivisme de l’évasion fiscale. En général, les crimes se déroulent bien entendu sur plusieurs tableaux. Pour ne citer que quelques exemples, une société comme Coca-Cola qui est mise en jeu pour conditions de travail inhumaines et répression des opposants à ses termes, se sert aussi goulûment des ressources d’eau potable en Inde, privant par-là les populations locales d’un bien vital. 
À travers la description de Gabrielle Lefebvre et la mise en perspective juridique d’Eric David, on comprend le cadre légal de ces situations, mais surtout ses failles et la façon dont elles sont systématiquement exploitées contre les victimes ; créant des situations presque dérisoires où les droits humains n’ont décidément plus de place. Harcèlement, pollution, épidémie, menaces, éradication d’ethnies entières, viol, torture… tout échappe à la justice quand la justice est construite pour servir les plus forts. Les efforts existent, les batailles persistent et parfois même, de minces victoires sont obtenues dans des contextes où les dégâts sont déjà indélébiles, mais dans l’ensemble, ce panorama de ce que "l’humanité" (mérite-t-elle encore ce nom ?) est capable de cautionner au profit du capital laisse un goût amer. 
La seconde partie replace ces évènements dans un contexte historique qui permet de comprendre comment sous le couvert d’un colonialisme civilisateur, nous sommes arrivés à une situation où le maintien du statu quo (voire la régression des acquis) est devenu la condition sine qua non au développement des désormais seuls bénéficiaires du fonctionnement établis : les multinationales. La rétrospective historique politique et économique sert une fois de plus le propos et assoit le bien-fondé de l’argumentation. La description de la situation actuelle permet enfin de mettre en évidence les limites des systèmes de régulation; qui ne sont finalement contraignants que pour les pays qui les acceptent.
Enfin, la dernière partie ouvre la perspective des initiatives récentes. Une fois de plus, on apprécie le regard critique porté sur le sujet et la volonté assumée de ne pas tomber dans un happy end à tout prix, sans pour autant nier les leviers d’action et les ressources à l’échelle mondiale. Cette partie contient également une description très claire des tenants et aboutissants du désormais célèbre TTIP (partenariat transatlantique de commerce et d’investissement) qui permet à la fois d’y voir plus clair sur la portée d’une telle décision à l’échelle de nos sociétés, mais aussi de se rendre compte qu’une fois de plus, celles-ci semblent bien peu enclines à apprendre de leurs erreurs.

À travers Juger les multinationales, Éric David et Gabrielle Lefèvre fournissent un condensé clair et complet d’informations qui, distillées au fil des actualités multiples des journaux quotidiens, pourraient encore paraître trop intangibles pour estimer l’ampleur du désastre qui continue de se jouer dans nos sociétés "modernes". L’économie, vecteur de civilisation, de gestion des biens communs, nous engouffre ainsi dans toujours plus de précarité matérielle et humaine. En conséquence, sous le couvert d’une volonté de développement, c’est toute une société qui ne cesse de régresser. 
Un livre complet, critique, utile, à haute valeur informative, mais qui manque cependant de certains éléments tels qu’un questionnement sur les alternatives et les moyens de pression à l’échelle individuelle. Au-delà de ça, un ouvrage (socialement) nécessaire. 
Chronique par Romina Rinaldi