ESSAI : Le Royaume

Auteur : Carrère
Editeur : P.O.L. / Gallimard (pour la version livre audio)


Pour entamer cet article, je ne peux résister à l'envie de reprendre les mots d'Emmanuel Carrère : "Non, je ne crois pas que Jésus soit ressuscité. Je ne crois pas qu'un homme soit revenu d'entre les morts. Seulement, qu'on puisse le croire, et de l'avoir cru moi-même, cela m'intrigue, cela me fascine, cela me trouble, cela me bouleverse. (...) J'écris ce livre pour ne pas me figurer que j'en sais plus long, ne le croyant plus, que ceux qui le croient, et que moi-même quand je le croyais. J'écris ce livre pour ne pas abonder dans mon sens."

Pendant une période, l'auteur a été un fervent chrétien. Croyant assidu, intellectuel mystique, il a, pendant trois ans, noirci des cahiers entiers de notes inspirées par la lecture de la Bible, plus précisément de l'Evangile selon Jean, et de ses recherches. Bien des années plus tard, Emmanuel Carrère ne croit plus. On ne sait pas - on ne saura jamais - ce qui a provoqué ce revirement spirituel et, il nous le fait comprendre, là n'est pas l'objet du livre. Ce qui l'ébahit, et ce sur quoi il construira son ouvrage, c'est cette réalité ahurissante qu'est la croyance d'êtres normaux à cette mythologie fabuleuse qu'est le christianisme. Et, bien entendu, qu'il ait été l'un d'entre eux.

Même si Le Royaume est le fruit de recherches monumentales, l'auteur ne prétend jamais en faire un livre purement historique. Il ose combler les vides, émettre des hypothèses là où règnent les blancs, jouer la carte du "pas impossible" voire du probable. Et c'est ainsi que se structure son enquête passionnante sur la vie des premiers chrétiens, sur les balbutiements d'une religion qui connaissait encore mal son nom, qui ne se hiérarchisait pas encore comme aujourd'hui et s'est vue éclore parmi les esclaves et les pauvres avant tout. Il lui fallait des héros, des personnages centraux : ce seront Paul et Luc qui endosseront les rôles. Paul, irascible, colérique, orgueilleux mais leader évident des premiers pas du christianisme. Luc, prosélyte grec pacifiste et cultivé, le plus nuancé des évangélistes mais aussi de ses contemporains, fasciné par le judaïsme et par cette nouvelle doctrine, surprenante et à contre-courant, professée par Paul.

Bien entendu, au-delà de ce récit aux accents rocambolesques mais néanmoins finement et richement étayé, il y a ce parcours au sein d'une succession de dualités, d'observations critiques, d'opinions jamais unilatérales, à l'image de Luc qui semblait toujours concevoir avec nuance les arguments de chacun dans la défense de ses croyances. Luc auquel Carrère s'identifie particulièrement, Luc l'écrivain, Luc l'historien. Carrère observe avec distance et pourtant acuité sa propre période mystique, aussi lointaine qu'elle puisse être, elle semble demeurer une zone sensible qu'il réactive sans retenue. On pourra peut-être reprocher à Carrère cette approche nombriliste pour laquelle il est bien connu, entamant le livre avec une partie - Prologue et Une crise - fortement centrée sur lui-même, très bavarde. Pour passer au-delà de cette dernière, ce qui en vaut plus que la peine, certains devront clairement se faire violence. Cette approche biographique risque de freiner les plus chrétiens de ses lecteurs. En même temps, elle pimente le récit d'une façon, certes provocante, lui apportant aussi un éclat d'actualité, ce qui fait de cette enquête historique fouillée un livre captivant dont on lâche la lecture avec peine.  

N'en demeure pas moins que cette démarche, celle de l'écriture du Royaume, est une démarche d'honnêteté, qui dévoile ses limites en même temps que l'étendue considérable du chemin parcouru. Celle aussi d'un homme qui se sait intellectuel, rationnel, là où la foi qu'il a touchée de près un jour et à laquelle il ne demande pas de revenir, est affaire de mystère. Un mystère qui le dépasse, qu'il respecte, et auquel il s'abandonne, ce que nous raconte l'épilogue et sa rencontre avec les handicapés de l'Arche de Vannier.

Livre inclassable, érudit, passionnant et intègre, Le Royaume reflète tout ce que sait l'auteur. Et aussi tout ce qu'il ne sait pas. Ce qui exige une bonne dose d'humilité.