ENTRETIEN avec BILAL - partie 3

St-Jo : A propos de choses très humaines, un thème central de votre œuvre est la manipulation. On a même l’impression que vos personnages sont ici tellement manipulés qu’ils en deviennent souvent des pantins désarticulés, en perte d’âme et d’autonomie.
Bilal : Pas tous. Nike oui. Mais Leyla est relativement solide, maîtresse de ses décisions… Elle subit un moment de flottement parce qu’elle a successivement une espèce de rêve qu’elle subit pendant 7 jours… jusqu’au moment où elle est enlevée – avec élégance tout de même, aucune violence – par des personnes de son milieu astrophysicien. Après, en revenant du bateau-mouche, en entrant dans sa chambre quelque chose se passe. (silence énigmatique)

St-Jo : Oui et justement, vous reconnaîtrez que vous ne nous facilitez pas la tâche dans la compréhension, parce qu’il y a notamment les clônes qui viennent s’ajouter à tout ça. On suppose bien sûr que celui qui se fait buter par Holeraw dans la séquence de la coupe de cheveux est un clône de Nike…
Bilal : Oui, bien sûr.

St-Jo : Et celui qui disparaît sous les yeux de Leyla dans 32 décembre aussi, probablement…
Bilal : Oui, c’est certain puisqu’il est sur Mars.

St-Jo : Ce n’est toutefois pas évident pour le lecteur de s’y retrouver, de distinguer les clônes des vrais ?…
Bilal : Oui, c’est ce qu’on me dit. Mais quand vous voyez Mulholland drive de David Lynch, vous n’avez pas besoin qu’on vous écrive en dessous qui est qui. Le lecteur de Bande Dessinée est probablement trop habitué aux petites mentions du type "Pendant ce temps, le vrai Nike…" Non je ne vais pas faire ça. Pour moi, ça me paraît assez limpide : quand Warhole se greffe au torse de Nike, il ne peut pas être dupe : là, c’est forcément le vrai Nike. Celui avec qui Warhole dialogue, Nike le  "truffier", ça ne peut pas être un clône. Et des monologues intérieurs, jamais ils ne pourraient émaner de clônes. Enfin, c’est ce que je me dirais si j’étais lecteur.

St-Jo : On est aussi en droit de se demander si Holeraw et Warhole sont vraiment des entités véritablement scindées ou s’il s’agit d’un leurre de plus ?
Bilal : C’est dit dans 32 décembre : Warhole a créé à un moment donné une créature, Holeraw, la représentation parfaite de ce qu’il aurait aimé être. Presque parfaite, parce qu’il cherche à se débarrasser de son créateur. Ce qui n’est pas dit mais que j’espère compris c’est que lorsque Holeraw achève la tête de Warhole, il croit en être quitte. Or, Warhole avait déjà décidé de quitter sa tête (qui n’avait plus aucun intérêt enfermée dans un bocal) pour s’installer sur le torse de Nike : c’est là qu’est le vrai Warhole. Et quand il juge les frasques de Holeraw dans la presse people, il estime que c’est un crétin, qu’il ne l’a pas assez décérébré, etc. En gros, il va s’en débarrasser, ça me paraît évident. C’est un avatar qui reste. Je peux le dévoiler à présent puisque le quatrième volume sortira dans moins d’un an : Warhole va faire une rédemption. L’ex-artiste du mal suprême va devenir l’artiste du absolute evil fight, c’est à dire qu’il va se battre contre le mal absolu.

St-Jo : Vous me rassurez un peu. Je redoutais une fin désespérée façon "Warhole, incarnation du mal absolu, a manigancé son chef-d’œuvre : la destruction des liens humains, de l’amour entre les trois orphelins"
Bilal : Ah ben non ce n’est justement pas ça. Si je devais en arriver à prendre 10 ans de travail pour aboutir à cette logique-là, je me tirerais une balle tout de suite. Le droit à l’amour d’exister est la seule chose qui nous reste ! Non c’est l’inverse qui se produit : cette rédemption au travers de la rencontre avec Nike. Parce qu’un talent comme celui de Nike, cette mémoire sans limites, ça ne pouvait qu’intéresser un type comme Warhole. Dans Rendez-vous à Paris, leur lien est presque celui d’un vieux couple qui s’engueule : il y a un rapport de force presque ludique.

St-Jo : On sent que vous avez du plaisir à écrire vos propres histoires, sans avoir peur du qu’en dira-t-on, de l’abstraction…

Bilal : Je prends de plus en plus de plaisir à l’écriture. C’est une écriture qui est travaillée. Et je pense que le lecteur de Bande Dessinée peut suivre ce que j’écris. Bien sûr qu’il y a dès le départ un côté complètement abstrait qui est voulu, avec les placodermes, les poissons, l’ordre de machin… Je ne prends pas le lecteur pour un idiot parce qu’il ne sait pas ce dont il s’agit : dès le départ c’est un choix de placer les choses dans un monde de fous. Après, le reste, quand les personnages parlent de leurs états d’âmes on est quand même dans du concret, du réel, de l’intime.

St-Jo : Nike est-il le personnage dont vous vous sentez les plus proche ?
Bilal : Oui parce que j’y mets un peu de moi (même si moi je vieillis, ce qui n’est pas son cas). Mais je mets aussi un peu de moi dans chacun des personnages. Leyla possède un côté solide et rationnel que j’ai aussi : quand on réalise des histoires comme celles-là, il faut être assez costaud pour tenir bon et garder les pieds sur terre. Amir a un côté fusionnel, manquant un peu d’indépendance (il joue les protecteurs mais Sacha c’est un peu sa maman aussi quelque part). Il y a de ça en moi aussi.