St-Jo : A propos de choses très humaines, un thème central de  votre œuvre est la manipulation. On a même l’impression que vos  personnages sont ici tellement manipulés qu’ils en deviennent souvent  des pantins désarticulés, en perte d’âme et d’autonomie.
Bilal : Pas tous. Nike oui. Mais Leyla est  relativement solide, maîtresse de ses décisions… Elle subit un moment de  flottement parce qu’elle a successivement une espèce de rêve qu’elle  subit pendant 7 jours… jusqu’au moment où elle est enlevée – avec  élégance tout de même, aucune violence – par des personnes de son milieu  astrophysicien. Après, en revenant du bateau-mouche, en entrant dans sa  chambre quelque chose se passe. (silence énigmatique) 
St-Jo : Oui et justement, vous reconnaîtrez que vous ne  nous facilitez pas la tâche dans la compréhension, parce qu’il y a  notamment les clônes qui viennent s’ajouter à tout ça. On suppose bien  sûr que celui qui se fait buter par Holeraw dans la séquence de la coupe  de cheveux est un clône de Nike…
 Bilal : Oui, bien sûr.
St-Jo : Et celui qui disparaît sous les yeux de Leyla dans 32 décembre aussi, probablement… 
Bilal : Oui, c’est certain puisqu’il est sur Mars.
St-Jo : Ce n’est toutefois pas évident pour le lecteur de s’y retrouver, de distinguer les clônes des vrais ?…
           
Bilal : Oui, c’est ce qu’on me dit. Mais quand vous voyez Mulholland drive  de David Lynch, vous n’avez pas besoin qu’on vous écrive en dessous qui  est qui. Le lecteur de Bande Dessinée est probablement trop habitué aux  petites mentions du type "Pendant ce temps, le vrai Nike…" Non je ne  vais pas faire ça. Pour moi, ça me paraît assez limpide : quand Warhole  se greffe au torse de Nike, il ne peut pas être dupe : là, c’est  forcément le vrai Nike. Celui avec qui Warhole dialogue, Nike le  "truffier", ça ne peut pas être un clône. Et des monologues  intérieurs, jamais ils ne pourraient émaner de clônes. Enfin, c’est ce  que je me dirais si j’étais lecteur.
St-Jo : On est aussi en droit de se demander si Holeraw  et Warhole sont vraiment des entités véritablement scindées ou s’il  s’agit d’un leurre de plus ? 
Bilal : C’est dit dans 32 décembre :  Warhole a créé à un moment donné une créature, Holeraw, la  représentation parfaite de ce qu’il aurait aimé être. Presque parfaite,  parce qu’il cherche à se débarrasser de son créateur. Ce qui n’est pas  dit mais que j’espère compris c’est que lorsque Holeraw achève la tête  de Warhole, il croit en être quitte. Or, Warhole avait déjà décidé de  quitter sa tête (qui n’avait plus aucun intérêt enfermée dans un bocal)  pour s’installer sur le torse de Nike : c’est là qu’est le vrai Warhole.  Et quand il juge les frasques de Holeraw dans la presse people, il  estime que c’est un crétin, qu’il ne l’a pas assez décérébré, etc. En  gros, il va s’en débarrasser, ça me paraît évident. C’est un avatar qui  reste. Je peux le dévoiler à présent puisque le quatrième volume sortira  dans moins d’un an : Warhole va faire une rédemption. L’ex-artiste du  mal suprême va devenir l’artiste du absolute evil fight, c’est à dire  qu’il va se battre contre le mal absolu.
St-Jo : Vous me rassurez un peu. Je redoutais une fin  désespérée façon "Warhole, incarnation du mal absolu, a manigancé son  chef-d’œuvre : la destruction des liens humains, de l’amour entre les  trois orphelins"
           
Bilal : Ah ben non ce n’est justement pas ça.  Si je devais en arriver à prendre 10 ans de travail pour aboutir à cette  logique-là, je me tirerais une balle tout de suite. Le droit à l’amour  d’exister est la seule chose qui nous reste ! Non c’est l’inverse qui se  produit : cette rédemption au travers de la rencontre avec Nike. Parce  qu’un talent comme celui de Nike, cette mémoire sans limites, ça ne  pouvait qu’intéresser un type comme Warhole. Dans Rendez-vous à Paris, leur lien est presque celui d’un vieux couple qui s’engueule : il y a un rapport de force presque ludique.
St-Jo : On sent que vous avez du plaisir à écrire vos propres histoires, sans avoir peur du qu’en dira-t-on, de l’abstraction…
Bilal : Je prends de plus en plus de plaisir à  l’écriture. C’est une écriture qui est travaillée. Et je pense que le  lecteur de Bande Dessinée peut suivre ce que j’écris. Bien sûr qu’il y a  dès le départ un côté complètement abstrait qui est voulu, avec les  placodermes, les poissons, l’ordre de machin… Je ne prends pas le  lecteur pour un idiot parce qu’il ne sait pas ce dont il s’agit : dès le  départ c’est un choix de placer les choses dans un monde de fous.  Après, le reste, quand les personnages parlent de leurs états d’âmes on  est quand même dans du concret, du réel, de l’intime.
Bilal : Oui parce que j’y mets un peu de moi  (même si moi je vieillis, ce qui n’est pas son cas). Mais je mets aussi  un peu de moi dans chacun des personnages. Leyla possède un côté solide  et rationnel que j’ai aussi : quand on réalise des histoires comme  celles-là, il faut être assez costaud pour tenir bon et garder les pieds  sur terre. Amir a un côté fusionnel, manquant un peu d’indépendance (il  joue les protecteurs mais Sacha c’est un peu sa maman aussi quelque  part). Il y a de ça en moi aussi.




 
 
