St-Jo : Je voudrais à présent aborder un aspect malgré tout omniprésent depuis Nikopol : la présence d’animaux (poissons, girafe, chat, chien).
Bilal : Je considère qu’on partage cette terre avec la vie de la flore et de la faune. Quand on voit le sac de nœuds que génère la réintroduction de trois ours sauvages en France, on est encore chez les fous ! Les humains sont complètement déconnectés de leur responsabilité par rapport à cette planète. Les animaux servent majoritairement aux expérimentations, c’est honteux mais on le sait, c’est comme ça. Notre sort est lié au leur. C’est pour ça que j’introduis des mini-animaux qui ont des pouvoirs télépathiques, et qui apportent également une certaine tendresse, une proximité rassurante. Et puis il y a les autres animaux, qui sont liés à nous : les poissons parce que nous aussi nous venons de là, on sort de l’eau ; les placodermes ; les mouches…
St-Jo : Le fait que les mini-animaux soient dénaturés ne sont-ils pas là pour rappeler l’animalité dénaturée de l’homme aussi ?
Bilal : Aussi. Bien sûr. Tout est "cohérent". Je donne le même traitement graphique à la chair d’un requin-marteau qu'à celle d’un clône de Nike.
St-Jo : On croise un chien lorsque Nike sort de l’hôtel. Un hasard ou est-ce pour rappeler l’espèce de truffier qu’est devenu Nike ?
Bilal : C’est un clin d’œil. Il croise un de ses "congénères" juste au moment où il est un peu déconnecté : Warhole lui laisse un peu de répit jusqu’au match du soir. Et la couleur du chien ainsi que du sol de l’hôtel annonce le terrain de foot, annonce que Nike va à nouveau devoir "renifler le sol", retrouver des traces etc. Mais ça c’est du second, troisième, quatrième niveau de lecture.
St-Jo : Il y a plusieurs animaux similaires dans la tétralogie du Monstre et la trilogie Nikopol. De même à un autre endroit on voit une inscription "Saving Baudelaire’s language. Saving french", signée "Spirit of Nikopol". Une nostalgie de cette trilogie ?
Bilal : Pas de la nostalgie, non. Là en l’occurrence c’était un clin d’œil à mon propre film Immortel (adapté de la trilogie Nikopol). Un clin-d’œil qui n’est pas innocent puisque je l’ai fait à un moment de désarroi et de colère envers la France quand elle a dit non à l’Europe. Du coup, j’imaginais déjà le futur de Paris, condamnée à être une ville inerte, une ville-musée, où l’on ne parle même plus français.
St-Jo : On sent tout de même des similitudes entre l’univers de Nikopol et celui du Monstre.
Bilal : Oui. C’est à dire que je ne suis pas un auteur généraliste. Je ne fais pas partie de ces auteurs qui décident de passer du western à la BD historique en cherchant à épater dans ces divers styles. Ca ne m’intéresse pas. D’ailleurs, il n’y a pour moi qu’un mec qui a été capable de réussir ça : c’était Kubrick au cinéma. Mais à la fois on reconnaissait que c’était lui au bout de dix minutes de film. Moi j’en suis incapable. Je ressasse sans cesse la même matière. Mais cette matière me paraît déjà suffisamment riche puisqu’elle englobe notre passé, notre prospective, nos origines, l’amour, la mort, la politique, l’écologie, l’espace… Je suis aussi conscient que mes personnages sont manipulés en permanence. Ils ne peuvent pas choisir leurs destinations. Nikopol ne peut pas parce qu’il y a Horus qui le manipule. Nike n’y arrive pas malgré sa mémoire phénoménale… C’est comme si je ne m’intéressais à des personnages que lorsqu’ils sont fragilisés ou en état de manipulation. Peut-être que je manipule moi-même le lecteur par la même occasion ? C’est peut-être ma revanche.
St-Jo : C’est marrant que vous évoquiez Kubrick parce que justement je voulais vous faire remarquer que la séquence où Nike est dans ce restaurant d’hôtel vide, où le garçon et ensuite les autres clients apparaissent progressivement en transparence, ça m’a évoqué Shining. D’autant plus qu’il y a un parti pris chromatique rouge vif et blanc qui rappelle les fameuses toilettes du même film. C’est voulu ?
Bilal : Non. Mais c’est un film que j’adore et que j’ai bien vu 7 ou 8 fois. Maintenant que vous me le dites, je me dis que oui, ça a dû me marquer. Mais pour vous expliquer comment j’ai procédé : j’ai avant tout voulu rappeler le rouge que j’avais choisi pour la réception, pour qu’on sente que malgré la séquence verte dans la chambre on est toujours bien dans le même hôtel. Et puis c’est une séquence importante pour montrer que malgré les cases qui précèdent, l’absence de gens autour de Nike est dû à un handicap de perception. Alors après, que dans la couleur ou dans l’esprit ça vous ait évoqué Shining, c’est flatteur, il est possible que ça en soit une réminiscence, mais c’est inconscient.
St-Jo : Je me demandais si c’était un autre clin d’œil, comme il y avait déjà eu celui aux taxis jaunes volants de Mézières (pour Le cinquième élément de Besson)…
Bilal : Non, on ne peut pas faire des livres comme ça à bases de clins d’oeils. Ca n’aurait aucun sens.
St-Jo : Vous me parliez de votre désarroi d’avoir vu la France dire non à l’Europe. Culturellement non plus on ne peut pas dire que la France soit au mieux de sa forme. Quant à la télé française, elle est affligeante. Finalement, la Bande Dessinée n’est-elle pas un des, voire même LE secteur artistique qui peut se targuer d’avoir un niveau élevé en France ?
Bilal : Oui, la Bande Dessinée, c’est là qu’il y a des talents, de l’indépendance, des nouveaux styles. Mais en même temps je discutais hier avec des libraires et des journalistes bruxellois qui m’apprenaient qu’il y avait près de 3500 parutions en bandes dessinées par an. Je l’ignorais - car je suis un peu dans mon monde - et je trouve que ça devient tout à coup très grave : il y a des gens de très grands talents qui ne sont pas visibles. C’est assez troublant de voir qu’on a de plus en plus de talents mais de moins en moins de possibilités de les vendre et c’est un gros problème. Je me faisais la même réflexion à propos du cinéma et de Cannes dont j’ai vu la sélection. J’entendais un des organisateurs dire qu’ils avaient visionné 1500 films dans l’année pour parvenir à cette sélection-là. Et là je me dis que c’est tout de même étrange : ce sont toujours les mêmes 15 noms qui reviennent. S’agit-il vraiment des meilleurs cinéastes du monde ? Les 1485 autres films sont-ils vraiment inférieurs ? Ca je ne peux pas me résoudre à le croire. C’est très désagréable. Ca me gêne de faire partie de ce monde des grands privilégiés de la Bande Dessinée.
St-Jo : Merci, Enki Bilal, pour cette longue interview.
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