INTERVIEW: GELUCK pète les plombs

Parallèlement à l'annonce de la création prochaine d'un "Chat Cartoon Museum" à deux pas du Palais royal et du Parc de Bruxelles ; ou encore à la sortie d'un nouveau Best Of du Chat, Le Chat pète le feu, rassemblant de bons extraits des parutions de ces dix dernières années (qui globalement, il faut bien le dire, étaient inégales)... la bibliographie de l'auteur s'enrichit d'un livre avec du vrai nouveau contenu : Geluck pète les plombs

Outre des gags en une image - mais sans la présence du célèbre félin - et quelques répliques cinglantes (les "brèves de Kurt"), l'humoriste belge se fend de billets plus longs qui lui permettent d'expliciter certaines opinions, de fustiger des dérives contemporaines en nous amusant, de défendre joyeusement son athéisme, de tourner en dérision des revendications qu'il juge excessives (l'inclusivité, par exemple), de remettre les points sur les "i" sur ce qu'est l'humour vachard et ce qui le différencie de la bêtise crasse qui se croit drôle... 

Comme d'habitude, certaines pages moins inspirées semblent davantage là pour meubler, mais elles ne sont heureusement pas majoritaires et l'ensemble, si pas indispensable, est un bon cru... dans deux sens du terme. Si Philippe Geluck reste pareil à lui-même, fidèle à ses engagements éthiques, il ne calme pas sa causticité avec l'âge... que du contraire ! Va-t-il trop loin ? A vous de juger.

Philippe, est-ce bien raisonnable de se mettre dans des états pareils ? Le monde comme il va vous décevrait-il ?
- Rassurez-vous, je vais très bien. L’état du monde m’enchante. Depuis toujours nous pensions qu’il recelait six continents et voilà qu’un septième est apparu : le continent de plastique. Les Égyptiens ont bâti les pyramides, les Chinois, la Grande Muraille, et l’homme moderne, le Septième Continent !
Autre exemple : dans de nombreux pays religieux et ensoleillés, la loi oblige les femmes à porter la burqa ou le niqab, résultat : zéro cancer de la peau ! Pour
comprendre que le monde va bien, il suffit d’en souligner les aspects positifs.

"Voir les choses en farce est le seul moyen de ne pas les voir en noir. Rions pour ne pas pleurer", écrivait Flaubert. Vous reconnaissez-vous dans cette approche ?
- C’est plus fort que moi. Depuis l’enfance et mon premier gag conscient (ma tante originaire d’Oslo bavardait en norvégien avec une amie. En les écoutant, j’avais demandé à mes parents si, à leur avis, elles comprenaient elles-mêmes
ces sons bizarres qu’elles prononçaient) jusqu’à aujourd’hui, je n’ai jamais pu me résoudre au premier degré. Humour décalé, sans doute (mais le décalage n’est-il pas le b.a.-ba de l’humour ?), corrosif à coup sûr, carrément et même
voluptueusement, oserais-je dire. Très jeune, je me plongeais dans les Hara-Kiri de mon père quand mes copains lisaient sagement Tintin et Spirou. Je me reconnais totalement dans ce que dit Flaubert et je ris encore en pensant aux échanges hilarants entre Spendius et Mâtho dans Salammbô devant Carthage.

Vous pratiquez un humour volontiers décalé, souvent corrosif : peut-on vraiment rire de tout ?
- Pensez-vous vraiment que mes illustres prédécesseurs Cavanna, Choron, Siné, Reiser ou Wolinski étaient des monstres sans coeur ? Qu’ils n’aimaient pas leurs enfants et petits-enfants de toute leur âme ? Et néanmoins, ils ont inventé cet humour "bête et méchant" qu’ils portèrent aux sommets de la cruauté et du cynisme. Ces créateurs de génie étaient des hommes tendres, généreux et fraternels. Et pourtant, ils ont publié les plus grandes pages de l’humour féroce et ravageur. Ils ont éveillé mon esprit de gamin et j’espère tant être digne de leur héritage. 

Je pense être le type le moins homophobe du monde, le plus féministe qui soit et le plus épris de liberté que l’on puisse imaginer. Dans ma vie et dans mon métier, je m’attache à défendre le faible, le malmené, le moins valide... tant que je peux. C’est peut-être une des raisons qui me font penser qu’en matière d’humour, je m’autorise à ne me limiter en rien et à aborder tous les sujets, sans exception. Le mariage pour tous, le handicap, l’homosexualité, la PMA, l’intolérance… sont des thèmes fréquemment évoqués dans notre société et je les traverse joyeusement. Si je devais commencer à m’empêcher de traiter tel ou tel sujet, sous prétexte qu’il pourrait être perçu comme stigmatisant, mon champ d’action se réduirait très vite aux blagues de Toto. Car où est la limite ?

Dessins d’actualité et brèves percutantes s’intercalent entre des textes plus longs, très écrits. Comment articulez-vous ces deux (pour ne pas dire trois) types d’écriture ?
- Dans tous mes livres et albums, j’ai toujours essayé de donner un rythme particulier à l’ensemble par la succession de strips, dessins, gravures et planches. J’aime surprendre. Le tempo de Geluck pète les plombs s’est imposé très vite. Texte long, grand dessin, texte moyen, petit dessin, etc. Lorsque j’ai commencé à me relire, j’ai eu le sentiment qu’il manquait quelque chose. C’est là que sont arrivées Les Brèves de Kurt, plusieurs phrases chocs (et parfois choquantes) en rafales. Chacune d’entre elles pourrait être développée sur deux pages, mais j’aime l’extrême concision. C’est, par ailleurs, l’une des spécificités du Chat. Ici, c’est Le Chatmais sans le Chat. 

Jeux de mots, jeux de langue, antiphrases, zeugmas, anaphores… émaillent votre propos et donnent une saveur particulière à votre écriture. Quelles sont vos références en la matière ?
- Vous savez, en Belgique nous avons un amour particulier du français, sans doute parce que nous sommes une minorité (quatre millions de francophones pour six millions de Flamands). Nous sommes aussi une minorité voisine de la France et la pratique de notre langue, comme chez les Suisses romands et les Québécois, pourrait être une revendication existentielle. De grands grammairiens (Grevisse ou Hanse) sont belges et ce n’est pas un hasard. Mon goût des mots et des belles phrases doit me venir de Renard, Allais, Dac ou Desproges, mais aussi de poètes comme Prévert, Norge, Michaux ou Brassens. Mes écrivains de référence sont Cavanna et Dard.

À côté de textes percutants, à l’humour parfois très noir, vous entrouvrez aussi la porte de votre jardin secret, avec des textes plus introspectifs, plus personnels, qui interrogent votre rapport au temps et à la mémoire. Une manière de se dévoiler et de déposer (très momentanément) les armes ?
- Déposer les armes, jamais ! L’ennemi morose est omniprésent. Je suis persuadé que tout est dans tout. Entre les lignes des pensées du Chat ou celles de mes chroniques du dimanche chez Drucker, il y a toujours eu beaucoup d’insolence. Dans mes textes acides et dérangeants, il y a aussi de la tendresse,
pour qui lit comme je l’espère. Alors, une fois c’est tel aspect qui émerge, une fois c’est l’autre qui affl eure. Et je reviens une fois encore au rythme et à la surprise. Lorsqu’on m’attend affreux, je me fais tendre et quand on m’espère
bienveillant, je peux être cinglant. L’alternance du chaud et du froid fait un bien fou (et ce ne sont pas les adeptes du sauna qui me contrediront).

Et Le Chat, au fait, que pense-t-il de tout ça ?
- Le Chat n’a rien à dire, c’est moi le patron. De toute façon, ce qu’il pourrait penser de ces élucubrations, c’est moi qui l’écrirais dans ses bulles. Ce type n’a aucune personnalité, au fond. Je ne sais pas pourquoi je me le trimballe depuis 35 ans.

(Interview proposée par les éditions Casterman)

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dans le dossier que nous lui consacrons ICI.