ROMAN : Anatomie d'une nuit

Auteur : Kim
Éditeur : Jacqueline Chambon




Du Groenland, nous n’avons en général que des images d’Épinal : une immensité blanche et désertique, encore peuplée de quelques Inuits, vivant de la pêche. Mais, au-delà de ces clichés, qui sait que le Groenland connaît un taux de suicide parmi les plus élevés au monde (et dix fois supérieur à celui du Danemark) ? Le roman d’Anna Kim plonge ses racines dans un fait divers symptomatique de cette réalité : dans la nuit du 31 août au 1er septembre 2008, onze personnes se sont donné la mort dans une petite ville de l’est du pays.

Devant l’ampleur de ces gestes simultanées – qui n’ont suscité que peu d’intérêt de la part des autorités, Anna Kim s’interroge, elle brode un récit en suivant, heure par heure de cette funeste nuit, les protagonistes de ce drame. Son récit, fait d’une succession d’épisodes courts, passant d’un personnage à l’autre, déconcerte dans un premier temps (la liste des personnages principaux fournie en début d’ouvrage constitue d’ailleurs une aide précieuse). Dans un second temps, ces morceaux de puzzle commencent à dessiner une image d’ensemble, des fils se nouent, une trame se tisse, des bouclent se nouent même. On découvre que le parcours de chaque personnage est inextricablement lié à celui des autres : ils se sont connus, aimés, quittés, ignorés ou encore simplement croisés. Chacune de ces vies, chacune de ces morts ne prennent  leur pleine dimension que dans leurs relations aux autres.

Un autre point commun relie les personnages : la ville d’Amarâq, imaginée par l’auteur, mais inspirée de villes réelles du Groenland. Ils y sont nés, l’ont visitée ou encore l’ont quittée, mais tous y reviennent comme inexplicablement attirés par ce lieu des origines. Amarâq - au même titre que la nature groenlandaise dans son ensemble - constitue un personnage à part entière du roman : désertée, elle impose une immensité blanche et vide à ses habitants ; les nuits, en particulier, plus noires que partout ailleurs, sont des gouffres qui écrasent les personnages, les engloutissent et font ressortir brutalement leur solitude extrême.

"La nuit, Amarâq est plongée dans le noir, un noir épais comme la couleur avant qu’on la remue, alors le fjord, les montagnes, les vallées, les lacs ou le fleuve n’existent plus, seule subsiste une masse noire, un néant qui se répand comme une tache sur le paysage, repoussant le reste, mais en laissant des espaces vides qu’il remplit d’éléments abstraits, des jeux de lumière, des vagues de lumière, une mer de lumière." (p. 23)

Dans les journaux, on essaie parfois d’expliquer les nombreux suicides du Groenland notamment par les problèmes d’alcool, le manque d’emplois et les nombreuses maltraitances d’enfants. On retrouve tous ces éléments dans le roman d’Anna Kim, distillés goutte à goutte, mais constamment présents en filigrane de ces drames. Malgré cela, l’auteure n’essaie pas d’expliquer ces gestes. Elle préfère, en sondant la profondeur de la nuit d’Amarâq, montrer à voir la complexité des destins individuels mais aussi de l’histoire collective, celle d’un pays et de gens, non seulement en proie à un environnement naturel extrême, mais aussi méprisés et brimés par le "grand frère" danois. Pour mémoire, c’est à Thulé, ville du Groenland, que les Anciens plaçaient un des confins du monde connu, l’Ultima Thulei.

Un roman parfois difficile mais envoûtant.

"Au bout du monde, il est normal que toutes les fins convergent, et il est naturel que cela se produise pendant la nuit car à Amarâq, les nuits sont des conclusions, elles sont le point auquel l’inévitable admet sa fatalité et s’y soumet parce que l’obscurité est sans appel mais aussi réconfortante." (p. 250)

Chronique par Sandra Mangoubi