Nouvelle édition pour la bande dessinée Dr. Jekyll et Mr. Hyde (parue pour la première fois en 2002) ! Cette adaptation atypique et magistrale du classique de Robert Louis Stevenson est signée par Kramsky et Mattotti... dont les Chroniques d'Asteline vous proposent ici l'interview :
Joachim Regout : Je débuterai l’interview par ce qui introduit votre album Dr. Jekyll
et Mr. Hyde : pourquoi l'avoir dédié à Alberto Breccia ?
Lorenzo Mattotti : Alberto
Breccia est quelqu’un qui m’a ouvert des fenêtres sur la possibilité de
raconter des histoires d’une façon sans cesse renouvelée. Il est un des
premiers auteurs à avoir expérimenté des styles et des techniques
différents à chaque nouvelle histoire. A chaque fois un nouveau style
fort, pour une histoire. Je me souviens de récits d’après Lovecraft - au
crayon, avec des taches -, L’Eternaute etc. A chaque fois, j’éprouvais
une nouvelle fascination sur sa façon de raconter la tension,
l’atmosphère. Il a toujours été un grand maître. C’est une de mes
références les plus importantes. Après, il y en a eu beaucoup d’autres
aussi.
J’aurais
sans doute déjà du le faire bien avant… dès mon premier album, en fait.
Mais Dr. Jekyll et Mr. Hyde s’y prêtait bien parce qu’Alberto Breccia est
quelqu’un qui a toujours beaucoup traité le fantastique et l’horreur et
qui vouait un amour aux classiques.
Auriez-vous aimé travailler avec lui ?
Oh
! Ca me faisait peur. On s’est rencontré plusieurs fois, quand il
venait à Paris ou en Italie. Je me souviens de la première fois où Muñoz
me l’avait présenté : c’était un vieil homme, avec une barbe imposante…
Il était d’une humanité incroyable. Il m’avait invité à venir à Buenos
Aires pour aller le voir et travailler dans son atelier. Ca me faisait
tellement peur. Le jour où je m’étais enfin décidé à me rendre en
Amérique du Sud, et alors que j’étais dans l’avion en partance, on m’a
appris qu’Alberto Breccia venait de mourir. Du coup, j’ai toujours
regretté de ne pas m’y être rendu plus tôt.
Ce n’est pas la première fois que vous travaillez sur un texte de Stevenson, puisque vous aviez déjà illustré Le pavillon des dunes
(Vertige Graphic). Est-ce un auteur qui vous tient à cœur ?
Je l’ai
découvert tardivement (avec L’île au trésor notamment – qui n’est pas
son plus fort, je trouve). Ce n’est pas comme si je l’avais lu dans mon
enfance. Ce que j’ai adoré chez Stevenson, c’est la façon de raconter
une aventure avec cette capacité d’évoquer les choses sans les décrire.
Quand on dessine du Stevenson, on a toujours l’impression de le
démasquer, de le trahir.
Justement, comment s’y prend-on pour
adapter une œuvre comme celle-là ? Jerry Kramsky et vous-même aviez un
parti pris au départ ?
C’était assez compliqué. La structure du livre
original est constitué de témoignages, comme dans un polar. Ce n’est
qu’à la fin qu’on y découvre le journal du Dr. Jekyll et la vérité sur
l’affaire. On a pris le parti de se baser sur le journal – qui
comportaient les aspects qui nous plaisaient le plus -, de le développer
et d’ensuite y inclure les informations des autres épisodes,
principalement les descriptions. C’était notre choix dès le départ de
conserver l’intégralité de ces descriptions originales dès que c’était
possible, car elles sont fascinantes. C’est pour ça que la bande
dessinée garde un style très littéraire. Après, étant donné notre
souhait d’également faire référence à la culture des années trente, on a
transposé l’intrigue à cette époque, en rendant le tout plus grotesque,
plus dur, plus violent… parce que c’est le trait, la peinture de cette
période qui voulaient ça. Et puis aussi parce qu’on s’est aperçus qu’on
ne pouvait pas se focaliser sur le journal de Jekyll de façon cohérente
sans passer par cette violence. En dévoilant graphiquement cette
violence, elle est forcément devenue moins mystérieuse… Mais d’un autre
côté, on s’est rendus compte que le drame de Jekyll ne se jouait pas
dans le mystère : tout le monde connaît l’histoire de la transformation
de Jekyll en Hyde avant d’avoir lu le livre. Le mystère et le véritable
drame ne résident donc pas dans la transformation de ce personnage… mais
dans la prise de conscience de tout ce qu’il a perdu de positif dans la
vie.
Qu'éprouviez-vous comme sentiments pour Jekyll/Hyde en les dessinant ?
J’ai
de la compassion pour le drame de Jekyll, car il n’y a pas d’un côté un être bon et de l’autre un mauvais.
Au départ, Jekyll n’est ni bon, ni sympathique. Il est même morbide : il a
mené une vie de contrôle et de frustration ; il a sacrifié ce qu’il
aimait dans la vie pour sa carrière. Ce sont ses conflits intérieurs,
son incapacité à pouvoir faire des choix et être à l’abri de Hyde qui
finissent par le rendre intéressant. Sa lutte pour retrouver le côté
positif de la vie le rend quelque part sympathique à la fin de
l’histoire, même s’il n’en est pas capable. Il y a, pour moi, une image
très forte qui rend bien cela dans la bande dessinée : celle où Jekyll,
après être monté à l’étage avec cette femme qui l’attire, regarde
derrière lui. Là, il observe la dernière image d’une harmonie, avec les
gens qui dansent et vivent. Lui n’est pas capable de s’inscrire dans
cette harmonie. C’est ça son drame. Basculer dans notre faiblesse est
une des menaces de notre vie quotidienne à tous.
Etre auteur de
bandes dessinées, c’est quelque part aussi pouvoir vivre des
dédoublements de personnalité en créant. En dessinant deux extrêmes,
tels Jekyll et Hyde, vous avez du vous en donner à cœur joie…
(rires)
Oui… mais pas tout à fait, parce qu’il y avait tout de même la
contrainte de rester continuellement en rapport avec le livre de
Stevenson.
Au bout du compte, que retirez-vous de cette expérience d'adaptation ?
Il
a été enrichissant d’avoir eu le courage de se mesurer au maître,
Stevenson. Contrairement à mes livres précédents, dans lesquels on
pouvait improviser, on savait ici comment ça allait s’achever. Le plus
dur, c’était de tenir bon, sans trahir et en conservant la puissance
jusqu’au bout. Ca faisait trente ans que je n’avais plus fait de
réinterprétation d’une œuvre classique.
La bande dessinée
n’est pas votre activité la plus rentable. Vous semblez néanmoins
éprouver la nécessité d’y revenir régulièrement. Est-elle toujours un
moyen d’expression idéal pour vous ?
La bande dessinée m’a toujours
accompagné. Elle est toujours un pari… Pour savoir si je suis capable de
continuer. J’ai toujours quelque chose à dire, en fait. Quand on est
jeune, on fait de la bande dessinée parce qu’on croit savoir tellement
de choses et surtout pour se voir dessiner et publié. Au fur et à mesure
du temps, on se demande ce qu’on transmet, si on a vraiment quelque
chose à dire aux autres et si ça en vaut la peine. La bande dessinée est
un moyen d’expression complet. Tu ne peux pas fuir en bande dessinée,
tu dois prendre tes responsabilités. Tu dois réfléchir à ce que tu vas
raconter, comment le raconter et il faut s’y tenir. Je trouve que c’est
un moyen très inventif, mais il n’y a pas un seul moyen d’expression
idéal : le plus important est de trouver le moyen le plus adéquat –
bande dessinée ou autre - pour faire quelque chose de cohérent et de
fort. Je trouve que l’illustration est un moyen qui laisse plus de place
à l’inventivité que la bande dessinée : je m’y laisse beaucoup plus de
libertés ; je ne suis pas obligé de suivre un personnage pendant une
longue période. L’illustration est une évocation. Ses éléments n’ont pas
besoin d’avoir une vie. Dans la bande dessinée, tu dois souvent vivre
pendant 60 ou 100 pages avec tous les personnages et éléments du récit.
On
a l’impression que la bande dessinée est pour certains auteurs un
accouchement douloureux. Les vôtres notamment, vu le temps que vous
prenez à les mettre au monde. Enfin, ça donne de beaux bébés. Continuez.
(rires)
Merci. De temps en temps, j’éprouve le besoin de faire des choses
légères aussi. J’ai de l’admiration pour les gens qui savent écrire et
dessiner très naturellement, et vous faire passer un bon moment de
lecture. Au départ, c’est comme ça que je faisais de la bande dessinée :
avec légèreté ; avec de petits personnages dont les chapeaux tombent,
des petits trucs à la Krazy Kat, comme ça. Avec Kramsky, on a fait des
strips tellement fous que personne n’y comprenait rien. Pour moi,
c’était le bonheur.
Un peu comme dans Ligne fragile aussi ?
Dans Ligne fragile il y a effectivement beaucoup de ce
bonheur, de cette liberté. J’adore cet esprit. Mais quand je décide de faire une bande
dessinée en couleur - et donc astreignante - je préfère faire quelque
chose de profond, de dramatique, plutôt que léger. (rires) Kramsky et moi nous avions réalisé les bandes dessinées de jeunesse Les Pitipotes et Barbe Verte. C’était tellement léger et agréable que j’ai plutôt
utilisé des feutres que des crayons ou des pastels, pour aller vite et
conserver un plaisir de réalisation jusqu’à la fin. Avec la distance, je
me dis que j’aurais du davantage les soigner. Il y a des dessinateurs
qui sont capables de faire des choses adorables avec une grande
facilité, mais moi ça me fatigue vite.
Vous travaillez souvent en association avec un autre auteur...
Oui,
j’aime bien faire quelque chose sur des textes de quelqu’un d’autre. Je
n’ose pas le faire seul. Peut-être que je devrais… En fait, je suis
plein de peurs. (sourire)
A propos de peurs, justement : y a-t-il
dans votre travail des choses que vous vous refusez ou que vous
n’arrivez pas à exprimer ? Là, c’est Mattotti côté Hyde qui m’intéresse.
(rires)
Oui, il y a toujours des tiroirs secrets. Il y a des fantasmes que peu à
peu on a le courage d’exprimer par le dessin. A 50 ans, on arrive à
exprimer des fantasmes qu’on avait quand on était jeunes, en se disant
que c’était complètement stupide. Mais il faut les regarder en face,
c’est comme ça qu’on s’en libère, tu vois. Si on continue à regarder les
fantasmes comme tels, ça devient une montagne. A un moment, il faut
oser les affronter pour ne pas devenir des assassins ou des obsédés.
Et à part des fantasmes, qu’aimeriez-vous exprimer à l’avenir ?
J’aimerais
avoir le courage d’exprimer de façon réussie de la positivité. Je crois
que je me sens prêt à réaliser des images qui transmettent de la
positivité. Je n’aime pas beaucoup être amoureux de mon côté noir. Ca
aussi, ça peut devenir un jeu, un masque, un piège. Pour être fascinant,
on parle de son côté noir. Je voudrais avoir davantage le courage de
parler de ce qui m’émeut dans la vie. J’essaie vraiment de faire passer
ça dans une histoire. A la fin de Dr. Jekyll et Mr. Hyde, il y a tout de
même quelque chose d’émouvant. Mais exprimer des choses émouvantes est
toujours un voyage un peu douloureux, car notre vie quotidienne nous
rappelle toujours des soucis, des angoisses.
Vous aviez déclaré
dans certaines interviews que Feux constituait une limite pour vous.
Avec Murmure aussi. Avec Dr. Jekyll..., atteigniez-vous une
nouvelle limite ?
Je n’ai pas cette impression, non. J’ai par contre
le sentiment d’avoir bien développé quelque chose que j’aimais, un classique que je n’avais au départ pas le courage
d’affronter. Il y a ici des moments où j’ai frôlé certaines limites
d’une structure de départ forte qui était celle de Stevenson. Avec
d’autres livres, j’ai effectivement parfois expérimenté les limites de
la liberté et du hasard que pouvaient me permettre la bande dessinée.
Ici ce n’est pas le cas. Dans mon précédant album, Stigmates, il y avait
sans doute une limite sur le plan de la description, dans les signes de
traits. J’ai touché là les limites de la représentation. Pour Dr. Jekyll..., le développement du récit m’intéressait beaucoup plus.
Pour en revenir au graphisme, celui de l’album Dr. Jekyll et Mr. Hyde m’a à nouveau évoqué la peinture de Francis Bacon…
Oui.
Etant donné que pour l’album, nous avions décidé de décaler l’action
dans les années trente et de faire référence à la culture de cette
époque, nous avons donc fait un voyage dans l’expressionnisme allemand,
que j’ai voulu prolonger avec des influences telles que Spilliaert… et
jusqu’à Bacon, effectivement… avec sa force moderne… d’une modernité
maudite.
L’influence que l’œuvre de Francis Bacon a eu sur votre
travail m’est apparue comme évidente en voyant des illustrations en
couleur que vous aviez réalisées autour de Stigmates.
Oui. Là, ça se
voyait clairement. Dans Dr. Jekyll et Mr. Hyde, j’ai réservé ces
clins-d’œil à Bacon pour les moments les plus dramatiques. Peut-être
qu’involontairement, l’influence se remarque de façon constante…
simplement parce que j’estime qu’il compte parmi les peintres
contemporains les plus forts. Cette fascination pour son œuvre date de
ma jeunesse, et ne m’a plus quittée depuis.
La peinture en général a toujours été importante pour vous…
Oui,
bien sûr. Je suis aujourd’hui fasciné par le réalisme poétique de
certains peintres américains dont les noms ne sont pas très connus…
parce qu’ils font encore de la peinture… et ce qu’on reconnaît
aujourd’hui comme art n’est plus de la peinture. J’adore aussi les
grandes fresques de Giotto, de Piero Della Francesca et tous ces grands
peintres. Je les admire aujourd’hui plus qu’avant, où je les dédaignais
un peu. C’est à dire qu’on découvre réellement ses racines quand on est
loin. Comme tous les italiens, on a ça en nous sans nous en apercevoir :
c’est dans l’air, dans les lumières, dans les murs, dans les couleurs.
Ce n’est depuis que j’habite à Paris que je comprends véritablement ce
qui me lie avec mon pays. Quand je vois les compositions de Giotto, il y
a des choses aussi magnifiques que bizarres parfois, que je trouve
tellement modernes et tellement fortes. Ca me fascine tout le temps.
Vous
avez enseigné en cours du soir durant deux-trois ans, aux côtés d'Igort et
Carpinteri. Mais vous qui aviez déjà transgressé les règles de la bande
dessinée dite classique, qu’enseigniez-vous ?
Il faut connaître les
règles pour les transgresser ! On ne peut pas s’empêcher de les voir.
L’enseignement me fascine car il y a chez les jeunes beaucoup
d’émotivité et très peu de contrôle. Je crois effectivement avoir
détruit des règles, mais en vivant un gros conflit avec mon contrôle :
il y a tout de même un schéma cohérent, tout un voyage dans cette
transgression des règles. Parfois c’est dangereux parce qu’on prend le
risque de n’aboutir à rien… si ce n’est le mérite d’avoir essayé. Mais
attention, je ne dis pas : "Ca c’est l’Académie ; moi, je fais de la
vraie bande dessinée." Non. La bande dessinée possède un langage propre
et très complexe. Si j’ai le courage ou l’inconscience de m’engager dans
un chemin, je ne dis pas qu’il faut que les autres le suivent.
Peut-être que le sentier va s’arrêter, peut-être sera-t-il interrompu
par un barrage ou un précipice, je n’en sais rien. Ce n’est pas pour ça
qu’on ne peut pas choisir son chemin. Je suis anti-polémique. Il y a
parfois des gens qui sont invités pour parler de la bande dessinée, qui
vont vous faire des démonstrations et qui vont susciter des polémiques.
Le discours de ces gens ne signifie souvent rien d’autre que : "La vraie
bande dessinée, c’est comme moi je la conçois." S’il n’y a personne
pour me suivre, tant pis pour moi. Par contre, si j’ouvre des portes,
des fenêtres ou des chemins, tant mieux. Il y aura toujours des gens
pour explorer des choses et des gens que ces explorations pourront
aider. Ca enrichit les autoroutes d’une forme de langage.
Merci pour cette interview, Lorenzo.
N.B. : on doit aussi aux éditions Casterman, outre des rééditions soignées des bandes dessinées de ce grand illustrateur (Signor Spartaco / Doctor Néfaste / Labyrinthes, Feux, Murmure, Le voyage de Caboto, Stigmates, Le bruit du givre...), de superbes "art-books", tels Nell'Acqua, Carnaval, Mattotti Works : Mode ou encore La fameuse invasion des ours en Sicile.
Propos recueillis par Joachim Regout en 2002
N.B. : on doit aussi aux éditions Casterman, outre des rééditions soignées des bandes dessinées de ce grand illustrateur (Signor Spartaco / Doctor Néfaste / Labyrinthes, Feux, Murmure, Le voyage de Caboto, Stigmates, Le bruit du givre...), de superbes "art-books", tels Nell'Acqua, Carnaval, Mattotti Works : Mode ou encore La fameuse invasion des ours en Sicile.