Editeur : Gallimard
Durant le mois de Mars 1981, Marguerite Duras tourne, aidée de Dominique Le Rigoleur (directrice de photographie), Agatha et les lectures illimitées* avec Bulle Ogier et Yann Andréa qui s'est installé chez elle depuis quelques mois. Quatre jours de création capturés sur pellicule** par son fils, Jean Mascolo, et Jérôme Beaujour. Documentaire autour du film, documentaire autour de Duras, de son enthousiasme créatif durant cette période, de ses digressions à propos du cinéma, du désir, de l'homosexualité, de l'amour maternel, de la mort,… De ces entretiens, Joëlle Pagès-Pindon propose cette édition papier, agrémentée et annotée richement, et clôturée par les "Brouillons du livre dit", notes de Duras elle-même.
"Le cinéma, c'est le support de l'écrit, au lieu d'écrire sur du blanc, on écrit sur de l'image."
Agatha…, c'est une histoire d'inceste, de désir retardé, non consommé - ce qui pour Duras, n'a pas la moindre importance, le désir existant par lui seul, dans toute sa splendeur et son immortalité, sa consommation n'étant qu'une conception économique de l'époque contemporaine. Et dans ce film, elle expose l'absence, le manque. Elle ne montre rien pour pouvoir tout montrer. Il ne se passe rien, ou presque. Tournées dans le hall des Roches Noires (hôtel emblématique où vécut Proust et où Duras passa de longs moments d'écritures, à quelques dizaines de mètres de la mer), les images d' Agatha… sont un support pour le texte. L'actrice Bulle Ogier, adorée de Duras, est détachée de sa voix, l'écrivain lui prêtant la sienne. Duras dira d'ailleurs souvent "Agatha, c'est moi.".
"Avant les livres il n'y a rien mais avant les films il y a les livres".
Prédominance de l'écrit. Faire du cinéma qui puisse mettre en évidence l'intelligence du texte. "Voilà, nous allons faire un film impossible, j'espère.". Longs plans sur la mer, les pieux noirs, guider ses acteurs, les pousser à être vraiment, à ne jamais jouer la comédie. Les envelopper du texte et de cette mélodie hésitante de Brahms, déstructurer le concept d'une caméra oubliée et la laisser apparaître dans les miroirs, en faire un élément intégré. Et puis, être cette caméra. C'est Duras qu'ils doivent regarder. C'est sa voix qu'ils doivent entendre.
Parler de tout, s'entendre et construire sa pensée au fil des mots. Et quand il s'agit de l'homme et de la femme : "(…) tous les arguments dont disposent les hommes sont des arguments appris. Tandis que nous, ce sont des arguments que nous inventons : tu comprends ?". En filigrane, cette relation particulière avec Yann Andréa, dont elle énonce régulièrement l'homosexualité et sur laquelle elle disserte : l'homosexualité n'est qu'une relation masturbatoire, un leurre, une fuite. Pour elle, seule l'hétérosexualité a du sens de par l'incapacité d'atteindre le sexe opposé, de par cette irréconciliable différence, l'impossibilité de l'échange. Le désir réel, c'est mourir vivant. Sans désir, pas de génie.
Marguerite Duras, dans une sorte de dialogue/monologue à bâtons rompus, brasse également les thèmes de l'interdit (disparu à notre ère de libéralisation qui appauvrit l'intensité du désir) ou de ce "gai désespoir" qui empêche de se tuer : "Quand j'étais toute petite, vers le Siam, en Indochine, au Cambodge, je voyais des villages entiers atteints de lèpre, de choléra, de peste, tout ça - et les gens qui se marraient, qui rigolaient, comme jamais je n'ai vu rire! C'est ça, le gai désespoir! C'est-à-dire… il n'y a pas de réponse à l'absurdité de la vie, il n'y a pas de réponse à cette inanité, à cette vanité de la vie. Sauf peut-être ce rire, là, cette espèce de gaieté, oui, de joie, de fou rire exactement, de fou rire - oui, il faudrait parler comme ça.".
Bien entendu, on pourrait trouver que le ton péremptoire et déterminé de l'écrivain effleure souvent le snobisme et la prétention. Pourtant, cet ego indéfinissable dit ne pas se soucier de ce qu'on pensera de ses livres ou de ses films. Pas plus que de ses certitudes. Elle est, elle écrit. Et que son œuvre demeure après sa mort n'est pas une consolation. Au contraire. Ce serait moins pire, au fond, de ne rien laisser derrière soi.
Travail de fourmi que celui de recoller ensemble ces entretiens, ces pensées, ces références, ces notes. Cette atmosphère, surtout. Ce ciel gris et cette lenteur où tout peut se passer. Qu'on partage ou non les conceptions de l'écrivain, ce livre n'en demeure pas moins passionnant. Terriblement concret et pourtant presqu'irréel. Pour tout fan de Duras qui se respecte…
Chronique par Virginie
* Agatha et les lectures illimitées (le film)