HERMANN dresse un portrait de famille haut en couleurs

Avec Le fusil dans l'eau (voir notre chronique ici), Hermann amorçait un retour réussi de sa série-phare Jeremiah, après une attente à laquelle il ne nous avait pas habitués. Entretien avec l’auteur, lors de la parution de ce 22e tome, en 2001 :

Joachim Regout : Les montures de Jeremiah et Kurdy ont changé. Le remplacement des équidés par des motos aurait-il un lien avec le projet d’adaptation en série TV américaine de Jeremiah ?

Hermann : C'est lié si l’on veut, mais ce n’est pas une contrainte: c’est-à-dire que les gens d’Hollywood avec lesquels j’ai des contacts me disaient qu’il n’était pas question d’utiliser des canassons parce que c’est un moyen de transport vraiment trop lent. Et finalement, je me suis rendu compte que j’éprouvais moi-même, non pas un malaise, mais une petite gêne avec ces chevaux et cette mule depuis un certain temps. A la longue, je trouvais qu’ils me posaient effectivement un problème pour la rapidité des actions. J’ai donc opté pour la même vision et je suis passé à la moto… mais pas la “big bike” qu’on trouve aux Etats-Unis, qui est adaptée pour rouler sur l’asphalte et non pas pour arpenter des terrains plus difficiles. Non, j’ai préféré, pour la bande dessinée de Jeremiah, adopter la moto tout terrain qui est la seule à avoir ce caractère très sportif et qui permet d’aller n’importe où.



J’ai cru comprendre que vous aviez éprouvé du mal à vous mettre à la réalisation de ce 22e tome.
Il est vrai qu’étant donné que je ne m’étais consacré quasiment qu’à des one-shots (j’adore ça) pendant presque deux ans, j’ai bien eu un petit peu de mal à me remettre dans le climat de la série. Mais ça n’a duré que le temps des quelques premières pages. Vous savez, je pars du principe qu’une vie professionnelle, quelle qu’elle soit, n’est pas possible sans contraintes. Tout est contraintes. Ce n’est pas parce que l’espace d’un instant, on est soudainement moins enthousiaste sur une série parce qu’il y a eu une longue interruption, qu’il ne faut pas se forcer à retrouver goût à cet univers-là. Le goût est revenu peu après ! Maintenant ça va, il n’y a pas de problèmes.

Parvenez-vous à insuffler la même sincérité dans un Jeremiah, série à laquelle vous vous attelez depuis pas mal d’années, que dans un one-shot ?
Oui, la sincérité, elle y est. Ce sont les nouvelles idées, le fait de renouveler un peu la série qui est difficile. Finalement, même si ça m’a posé un problème au moment de recommencer à travailler sur un Jeremiah, cette interruption de deux ans m’a "lavé la tête" de mes habitudes narratives. Il me semble, sans fausse modestie, que le dernier récit ne manque pas d’originalité par rapport aux autres. Disons que j’ai bien fait de m’arrêter durant deux ans, mais je ne peux pas répéter ça tout le temps. Je vais devoir penser au prochain Jeremiah dans deux mois et des poussières… et je suppose que tout ira bien.

Voilà qui me  rassure. Je me demandais si vous n’aviez pas éprouvé un malaise envers votre série pour avoir fait des concessions à des réalisateurs américains.
Le type qui ne sait plus que faire pour se remotiver, quoi ?!? Non, les motos n’ont rien à voir avec ce moment de baisse de tension qu’il y a eu au début du Jeremiah. Vous savez, cette baisse d’excitation n’a duré que deux-trois pages, pas plus… C’est-à-dire environ dix jours pour moi. Enfin, trois pages… parce que deux pages ne me prennent qu’une semaine. Oui, je tiens à préserver ce rythme qui est le mien (rires).

Cette aventure de Jeremiah est graphiquement plus dépouillée : elle possède moins d’éléments de décor, mais est plus directe, sans fards.
Je n’ai pas tellement cherché à utiliser un décor cette fois-ci. Il y a des baraques en planches, le marais (qu’on voit très peu parce que les scènes qui s’y déroulent sont le plus souvent nocturnes). Ce récit n’est pas tout à fait étranger à une vieille influence qui m’est revenue il y a peu : j’ai relu La route au tabac d’Erskine Caldwell. Ca décrit cette Amérique profonde d’entre les deux guerres, avec des gens complètement déjantés et cons. Je me suis dit pourquoi ne pas, sans pour autant pomper la moindre idée à Caldwell, faire une version plus moderne de ce type de récit. Caldwell a toujours écrit dans ce domaine-là, spécialiste pour décrire la vie de patelins de pauvres gens, blancs principalement, du sud des Etats-Unis, à moitié hillbillies, avec des histoires de consanguinité, d’imbécillité. C’est intéressant. Je m’en suis juste imprégné pour créer un climat. C’est ainsi qu’est née cette famille bizarre du Fusil dans l’eau.

Après une période de couleurs délavées (je pense à Lune de guerre par exemple), puis l'album Liens de sang, qui marquait une évolution de gamme chromatique, j'ai l'impression que vous revenez à des couleurs un peu plus vives.
Oui. Mais je suis quelqu’un qui a fondamentalement la trouille des couleurs vives. J’aime bien le camaïeu… renforcé de couleurs polychromes. Il fallait tout de même que je sorte de cet amour du camaïeu. Ce que vous me dites, c’est également ce que ma maison d’édition m’a fait remarquer: c’est un regain d’audace au niveau des couleurs… et c’est très bien ainsi, je crois.

Est-ce le fait qu’il y ait moins de décors qui vous a incité à davantage d'expérimentations ou de libertés sur le plan des couleurs ?
Non, j’ai poussé les couleurs un peu plus loin parce qu’il fallait notamment s’accorder avec quelques personnages à qui j’avais attribué des cheveux rouges. Il fallait rendre la dame un peu vulgaire, voyante. Remarquez, ce qui est passionnant c’est que ce personnage a du caractère. C’est ce que je recherche, cette panoplie de caractères. Je crois que c’est la galerie de portraits la plus riche que j’ai réalisée jusqu’à présent au sein d’une même famille. C’est curieux, parce que ce n’était pas prémédité: en écrivant la trame, je la voyais plus sinistre, plus dangereuse, moins "rigolote". Au fur et à mesure que j’avançais, même si elle reste bien entendu dangereuse, je n’ai fait que le suggérer, je ne l’ai pas tellement montrée sous cet angle-là. J’ai plutôt misé sur le côté déjanté et étonnant de ces gens.

Merci, Hermann.


Propos recueillis par Joachim Regout