Chroniques d'Asteline: Entretien avec Alejandro Jodorowsky autour du Tarot

Joachim Regout : Celle ou celui qui s'intéresse au Tarot dit "de Marseille" a de quoi s'y perdre dans les nombreux livres qui existent sur le sujet. Rien que sur la façon dont il faut mélanger ou tirer les cartes, ces ouvrages ne s’accordent pas toujours.

Alejandro Jodorowsky : Estimado Joachim, personne ne sait qui a créé le Tarot. Nulle part on n’a trouvé d’écrits originels affirmant des idioties comme le fait qu'il faut mélanger les cartes de telle ou telle façon. La superstition magique dit que le mouvement sacré, comme celui de notre sang, doit être fait dans la direction contraire des aiguilles d’une montre. Mais, en réalité, l'unique chose qu'on doit faire c'est de mêler les cartes. Les mêler de la façon dont on le désire, voire d’une façon différente chaque fois qu'on lit le Tarot.

Pour toi, le fait de tirer les cartes avec la main gauche et les retourner par le bas plutôt que par le côté (pour savoir si leur signification est négative - inversée - ou positive) ne semble pas avoir d’importance.

Ce sont en effet encore des superstitions ! Il y a un grand nombre de pseudo-chamanes qui délirent en focalisant sur la main gauche, en méprisant la main droite. Nous avons deux cerveaux, le droit et le gauche, les deux sont importants. On peut mêler, choisir et retourner les cartes avec les pieds ou le nez ou la bite.

Il existe aussi une croyance très répandue qui consiste à ne garder un jeu de Tarot rien que pour soi, soi-disant pour une question de fluides énergétiques.

C’est une idiotie de croire que le Tarot doit être gardé rien que pour soi ! Un tarot, comme toute oeuvre d'art sacrée, est anonyme. L'art sacré ne peut pas être personnel, il appartient a tous. Les fluides énergétiques s’interchangent de personne à personne pendant la lecture. Il est inutile d'essayer de les accumuler dans des cartes.

Cela m'évoque les Témoins de Jéhovah qui refusent la transfusion du sang sous prétexte que ce serait un don personnel de Dieu, que ça peut transformer le receveur.

Si on va plus loin, on devrait ne pas respirer l'air que d'autres respirent...

Exactement. "Rien pour moi qui ne soit pour les autres."

Au-delà des superstitions, le Tarot a malgré tout quelque chose de magique, selon toi.

Oui, le Tarot est magique... comme le réel ! Note déjà ce fait que pendant minimum 8 heures sur 24, nous rentrons dans le monde du rêve. Ce n'est pas négligeable ! Il n'y a pas de limite entre le magique et le réel. Il faut arrêter de croire que la vie est une construction rationnelle ! Dans beaucoup de pays, comme la France, il est triste de voir combien la façon de penser uniquement cartésienne s'est emparé des esprits, engendrant une décadence dans plein de domaines : médiatique, littéraire, philosophique, etc.

C'est pour sortir le consultant de la considération uniquement cartésienne de son problème que tu lui recommandes d'accomplir un acte "psychomagique", qui est un acte surréaliste bien déterminé, en conclusion d'un tirage de cartes.

Oui, voilà. Ce sont des métaphores pour parler à l'inconscient. Notre inconscient est surréaliste, il ne fonctionne pas de manière rationnelle. Et si on y prête attention, le quotidien aussi est rempli de miracles surréalistes. Jung parlait de synchronicité pour parler de "hasards" étranges.

Une personnalité notoire pour ses écrits ésotériques controversés est Aleister Crowley. Toi, en tant que thérapeute et grand connaisseur du Tarot de Marseille, que penses-tu de son Tarot de Thot ?

C’est une version fantaisiste du Tarot de Marseille. Quant à Aleister Crowley, c'était un vrai poète, mais son contact avec les drogues l'a malheureusement dévié du chemin : il a pris ses délires pour des réalités. Au lieu de chercher l'union humble et amoureuse avec le Cosmos, il a succombé au désir de pouvoir.

J'ai récemment fait un tour sur le site de Philippe Camoin (ndlr : le fabricant de tarots avec qui Alejandro Jodorowsky s'était associé) et j'ai été très surpris de ses théories liées à l'Egypte ou Marie-Madeleine. Ca me semble très loin de ton enseignement du Tarot. Qu'en penses-tu ?

Ce sont les extravagances de Camoin. Camoin n'est pas mon double. Il est libre d'interpréter le Tarot comme il l’entend. Chaque personne doit se former sa propre interprétation : les arcanes sont un miroir de notre âme. Tu vois en eux ce que tu es. Il faut être capable de créer ou recevoir ses visions personnelles. Je n'ai pas un "enseignement du Tarot" à donner, je ne suis pas un gourou. Je donne seulement ma vision.

On retrouve sur le deux de Deniers une banderole mentionnant vos noms : Jodorowsky-Camoin. On remarque cela aussi dans d’autres Tarots (celui de Grimaud, etc.) Est-ce une tradition chez les concepteurs de cartes de Tarot ? Sais-tu pour quelle raison symbolique cette carte-là a été spécifiquement choisie pour porter la marque des maîtres cartiers ?

Ce n’est pas une tradition chez les concepteurs – qui sont anonymes, mystérieux -, mais chez les maîtres cartiers, qui sont les personnes qui copient le Tarot et l’impriment.

Mais si les concepteurs originels ont l’humilité de rester anonymes, n’est-ce pas un caprice de l’ego des fabricants cartiers d’afficher leurs noms en grand sur ce deux de deniers ?

Qui t'a dit que dans l'œuvre sacrée l'artiste efface son nom à 100% ? Chaque pierre d'une cathédrale est signée "Adamo me faquit"... Le maitre maçon ne signe pas la cathédrale, mais signe chacune de ses pierres. C'est idiot de croire que l'ego doit être assassiné. Le nom de l'artiste est sacré, et dans l’œuvre initiatique, on lui donne toujours une place. Pas la principale, mais sa place juste. Il est une tradition parmi les maitres cartiers qui consiste à dessiner leurs noms sur le 2 de deniers, qui attribue à l’édition un nom précis, permettant de la distinguer d’une autre : le Tarot de Paul Marteau, le Tarot de Nicolas Conver, Jean Dodal, etc. Camoin et moi, en tant que maîtres cartiers du Tarot restauré, avons simplement suivi la tradition.

D’accord, mais chaque carte du Tarot comporte un copyright à vos noms, alors qu’il s’agit, selon tes dires, d'une restauration d’une version ancestrale.