A 42 ans, Joann Sfar est toujours ce dessinateur workaholic, doublé d'un cinéaste prometteur, qui s'épanouit également comme
écrivain, son premier roman, L'Eternel, étant paru cette année chez Albin Michel.
L'heure d'un bilan ? En tout cas, avec ce Journal de merde, l'auteur se considère "en crise"... ce qui ne le
rend pas moins prolifique. Il livre en vrac ses pensées dans le désordre et
sans concessions, d'un coup de gueule impulsif dans un taxi à son fantasme (la bave à la bouche) de collaboration avec le producteur-réalisateur Guillermo Del Toro, en passant par une comparaison entre
couilles américaines et européennes. L'auteur se dévoile ainsi, en alternance,
sous des jours touchants, intelligents, drôles ou parfaitement crétins.
De prime abord, Journal de merde s'inscrit dans la continuité de ses
"carnets" publiés à l'Association (Harmonica, Ukulélé, Parapluie, Piano,
Caravan), à la différence près que ces pages-ci ont été majoritairement
faites en 2012, à la demande de Télérama, et sont compilées ici dans un
volume plus grand (et trop encombrant pour une lecture aisée). Sfar confie au sein même du livre des différences supplémentaires dans sa démarche : "1) L'obligation de publier deux pages chaque jour
installe une régularité qui m'entraîne vers le journal intime. Avant, je
ne faisais du carnet que lorsqu'il y avait un événement. 2) Le choix de
dessiner beaucoup plus grand que mes carnets d'avant m'oblige à mettre
en page comme dans un journal, au sens "presse". Avec des colonnes, des
rubriques, des dessins conçus différemment que dans mes carnets
précédents.(...) Il y a aussi la publication qui intervient en moyenne
trois semaines après que j'ai fini ma page. Ca crée un décalage que
j'aime bien. C'est plus long que sur un blog et plus court que sur
papier. Ce décalage existe parce que je livre mes pages sous forme de
gros cahiers reliés. Donc Télérama reçoit en moyenne 60 pages d'un
coup. J'aime beaucoup ce sas."
Un peu plus loin, il cite ses influences pour ce travail journalier, remerciant chacun des noms suivants pour leur "façon singulière de mêler le texte, le dessin et le réel" : Siné pour Ma
vie, mon oeuvre, mon cul ("Siné est un con, il me déteste. Mais moi je
l'adore.") ; Wolinski ("tout") ; Crumb ; Joe Matt ; Mœbius ; Quentin Blake ; Reiser ; Fred (Le Journal de Jules Renard) ; et Jean-Christophe Menu (en précisant "l'auteur !", ce qui traduit son avis à propos de l'ancienne gestion éditoriale au sein de l'Association). A l'inverse, il admet ne plus lire aujourd'hui de bandes
dessinées européennes, au profit d'une gloutonnerie de comics : les flots narratifs d'Invincible, de Criminals, des Walking Dead... le stimulant à écrire davantage de romans et de scenarii pour
d'autres dessinateurs.
Les préoccupations de Sfar, le regard qu'il porte sur celles de ses contemporains et sur l'actualité... tout ça est amusant à doses homéopathiques. En revanche, il faut vraiment être un fan inconditionnel pour arriver à digérer cette brique de 402 planches fourre-tout et inégales. Cette liberté de ton est bien plus appréciable en postface de ses
bandes dessinées de fiction. N'écrit-il pas lui-même, pour conclure ce Journal de merde :
"Finalement, ce qui m'intéresse, c'est de dessiner tous les jours. Il
faudrait baisser le curseur autobiographique." ?