ENTRETIEN avec BILAL - partie 2

St-Jo : On peut même dire qu’avec Rendez-vous à Paris, l’intrigue devient très floue.
Bilal : Mais elle n’est pas floue cette intrigue ! Tout se joue entre Nike, Leyla, Amir, Sacha et Warhole. Il y a juste autour de ces personnages principaux-là que s’axe le récit de cette tétralogie.

St-Jo : Ce qui est perturbant c’est qu’il y a une telle accumulation d’informations, de fausses pistes (avec les clônes), ou encore de langages hermétiques comme celui de Leyla…
Bilal : Ah mais vous vous méprenez sur les divagations de Leyla : dans cet album, ça se veut comme quelque chose de plutôt drôle. Elle ne dit pas grand chose en fin de compte, son discours de gonzesse spiralée traduit juste ses états d’âmes.

St-Jo : Hm. Oui mais quoiqu’il en soit, le lecteur n’y voit pas forcément votre logique (et certains décrochent). A la fois je trouve ça fascinant parce qu’on se pose beaucoup de questions, ce n’est pas une œuvre qui laisse passif…
Bilal : Je suis conscient du risque que je prends en demandant du travail de la part du lecteur. J’admets que ça ne se lit pas comme un XIII ou comme Le Chat. Ce n’est pas la même chose.

St-Jo : Reconnaissez qu’il y a tout de même une forme d’abstraction, dans la forme.
Bilal : Bon, C’est vrai que Rendez-vous à Paris est plus abstrait. Reprenons : dans Le sommeil du monstre le spectateur découvre un monde, le monde de New York 2026, l’obscurantisme, les personnages. Là-dessus il y a Nike qui divague sur la guerre en ex-Yougoslavie. A ce stade-ci je dirais que le spectateur est dans son fauteuil et il regarde. Dans 32 décembre, le spectateur est pris par la main et attiré dans quelque chose de moins préhensible. Quant à Rendez-vous à Paris, l’horizon s’y estompe, les décors se floutent, et je comprends que le lecteur perde pied.

St-Jo : Ah !
Bilal : Oui mais il le faut pour que le lecteur partage le désarroi de Nike : il a perdu tous ses sens sauf un, l’odorat, qui est démultiplié, qui a pris la force de tous les autres. Est-ce mal expliqué ? - je veux bien l’assumer – mais j’ai essayé de faire partager au lecteur une expérience olfactive. Dans ce troisième volume, le lecteur est voyeur des états d’âmes des trois personnages.

St-Jo : C’est intéressant d’avoir vos précisions. Ca permet de mieux comprendre la légitimité de voir se transformer ce qui devait être une trilogie en une tétralogie… Mais n’est-il pas indispensable que votre quatrième et dernier tome soit moins abstrait, pour ne pas frustrer le lecteur qui vous aura suivi jusque là ? Parce qu’on le voit dans des forums, nombreux sont ceux qui se sentent complètement largués.
Bilal : Ah mais j’ai toujours eu une volonté de rétablir, de créer une cohérence. Déjà dans La trilogie Nikopol, je procédais de la sorte : 1er volume classique (Paris, dictature, match de hockey, les dieux, la pyramide…) La trilogie n’était pas préméditée, mais je ne pouvais pas laisser Nikopol devenu fou dans un asile. Ensuite, rupture voulue avec le second : La femme piège. On rentre dans la peau d’une femme. Perte de repères. Je me souviens que, lors de la sortie du bouquin, il y avait ceux qui disaient "C’est extraordinaire. C’est nouveau. C’est moderne.", et puis ceux qui m’ont dit "C’est honteux". On se fout de notre gueule. Ca ne raconte rien. » J’ai eu droit à tout. J’ai écouté, j’ai laissé passer. Mais je savais très bien que le troisième, Froid équateur, redeviendrait un livre aussi dense que le premier.

St-Jo : On peut donc déjà être partiellement rassurés sur ce que vous nous réservez comme dénouement ?
Bilal : Oui, car je conserve la même logique, la même manière instinctive de fonctionner : une densité au début ; une rupture en 2 ; un flottement / une dérive en 3 ; et enfin une re-structure /re-densité à la fin du 4 (il y aura une transformation en cours d’album). Je comprends parfaitement ce que vous me dites. Je sens que vous avez bien lu et votre sentiment de lecteur dérouté par Rendez-vous à Paris est vraiment intéressant. Maintenant, qui est Warhole ? Les trois protagonistes vont-ils se retrouver à Paris ? (oui, bien sûr) Et puis il y a Sacha, personnage qu’on n’attendait pas…

St-Jo : La suite est donc écrite ?
Bilal : J’ai un fil conducteur, qui est écrit. Ce qui est très gênant évidemment, c’est que j’ai dû le couper en deux (mais c’était indispensable pour ne pas bâcler). Mais je m’engage à ce que le dénouement paraisse dans moins d’un an. Oui, le quatrième volume va combler un certain nombre de vos interrogations. Pas toutes : il faut qu’il en reste quand on est face à quelque chose d’aussi immense. Dans cette tétralogie je prends la mesure du temps. Pas seulement celle des personnages : le site de l’aigle, 32 décembre, etc. ça nous ramène à la profondeur de notre temps, à l’apparition de vie sur terre. C’est l’infiniment grand, l’infiniment lointain, l’infiniment petit. Les mouches, la nanotechnologie, les mouches modifiées. A quoi vont-elles servir ? Warhole que va-t-il en faire ? et pourquoi ? Et puis l’infiniment lointain, ce qui est spatial, avec Mars, voire au-delà. Peut-être que j’ai tort de jouer avec tout ça parce que l’aspect rationnel de la majorité des lecteurs va s’en trouver totalement perturbé. Mais en même temps je n’utilise qu’une matière qui est la nôtre : l’espace, on est dedans et on commence à le connaître de mieux en mieux. Notre histoire, nos origines, on commence à les connaître de mieux en mieux également. Donc je ne fais qu’aborder des choses humaines. (rires)