Louis St-Jo a rencontré Enki Bilal à l’occasion de la parution de Rendez-vous à Paris, troisième et avant-dernier tome de La tétralogie du Monstre (chez Casterman). Un ambitieux mais perturbant récit de science-fiction.
Louis St-Jo : Je fais probablement partie d’une minorité de votre lectorat, étant donné que j’ai commencé à apprécier votre travail à partir du Sommeil du monstre. Une véritable claque graphique : vous parveniez enfin à faire vibrer, à donner de la vie à ce qui précédemment dans vos livres était très statuaire. De plus, le récit me paraissait difficile mais intelligent… Par contre, pour être tout à fait honnête, dès le second volume – et encore davantage avec ce troisième – je me suis retrouvé perplexe face à cette intrigue et sa narration. A commencer par le langage bien différencié - et limite hermétique - de chaque personnage : Nike zappe tous azimuts dans sa mémoire hypertrophiée ; Leyla a un jargon d’astrophysicienne ; Amir évoque des tractations sportives qui tiennent davantage de manœuvres politico-maffieuses alambiquées… Tout ça finit par paraître abstrait. Et j’en viens à me demander si vous ne cherchez pas à susciter avant tout la sensation avant la compréhension auprès du lecteur ?
Enki Bilal : Je comprends votre perplexité mais il faut revenir aux origines du projet pour comprendre. Le premier tome est né dans une urgence, dans un rapport personnel à l’actualité, à ce drame dans les balkans. Très vite cependant j’ai pris pour option de ne pas faire un travail journalistique en images sur la guerre de Yougoslavie. Alors m’est venue l’idée d’un personnage à la mémoire hypertrophiée, qui, à l’âge de 33 ans se souvient de ses premiers jours de vie. Ca commence à J 18.
St-Jo : Petite paranthèse : pourquoi 18 ? C’est également le nombre de répliques humaines de Holeraw, non ?
Bilal : Oui, ça c’est venu après. Il y a souvent des accidents comme ça qui font qu’on tombe sur des idées cohérentes. Je ne sais pas pourquoi j’ai choisi 18. Sans doute en souvenir de la chanson 18 jours de Juliette Gréco…
St-Jo : Revenons-en au Sommeil du Monstre : c’est au travers de cette mémoire de Nike qu’on découvre le conflit qui a eu lieu à Sarajevo...
Bilal : Oui et donc par les mots, par le souvenir. Bien que ce ne soit jamais très net au début, je voulais faire une trilogie en focalisant sur un futur proche (Nike, né à Sarajevo durant la guerre, a 30 ans) et sur les conséquences du conflit yougoslave. Des conséquences non seulement sur Nike et les deux autres orphelins, mais aussi sur l’humanité car ça renvoie au devoir de mémoire, aux manipulations de civilisations un peu partout dans le monde depuis le 20e siècle. Ca renvoie à la shoah aussi, et tout ce genre de choses. C’est pour cela que ce premier volume est extrêmement dense, extrêmement violent. Je suis conscient que c’est un livre lourd… mais à la fois assez "classique" dans la facture : il y a une moyenne de 7/8 cases par page et surtout 1 seul narrateur. A la fin Nike retrouve un des deux orphelins, Leyla. Ils sont allongés dans le désert du Nefoud et il lui raconte ce qu’il sait de ses premiers jours à elle. Dans ce premier volume, j’ai également annoncé des choses terribles : la montée du talibanisme se transformant en obscurantisme (ce qui est déjà un euphémisme).
St-Jo : Là aussi vous avez "focalisé" large…
Bilal : Oui. Tout en m’attardant sur l’aspect religieux, aspect quelque peu relégué au second plan par les médias occidentaux qui - de par leur culture - essayaient de trouver les origines culturelles et politiques au conflit. Or on sait bien qu’entre orthodoxes, catholiques et musulmans ça n’a jamais collé dans les balkans.
St-Jo : Après avoir annoncé la montée du talibanisme en fiction, dans Le sommeil du monstre, vous avez dû être confronté à un double choc lors du 11 septembre 2001.
Bilal : Ah ça oui ! Quand j’ai vu les deux tours tomber, j’ai eu un malaise. Comme tout le monde, j’ai d’abord été happé et horrifié par ce spectacle télévisuel surréaliste. Et lorsqu’un ami m’a appelé en me disant "Est-ce que tu te rends compte que ce que tu annonçais dans Le sommeil du monstre est en train d’arriver ?" Et là effectivement, j’ai fait la connexion avec l’Obscurantis Order etc. A ce moment-là, j’étais déjà parti sur la réalisation du deuxième, qui, de toutes façons, se devait d’être un album de rupture. Avec ces événements dramatiques, j’ai eu la confirmation que je ne pouvais pas continuer à rajouter une couche sur l’état géopolitique du monde, les luttes d’influences intégristes ou non-intégristes. Tout avait déjà été dit – je pense – sur la violence de la guerre en Yougoslavie, sur celle des attentats du 11 septembre. J’avais le sentiment d’avoir posé le fondement d’un univers avec Le sommeil du monstre et que ce qui importait à présent était le destin non seulement de Nike, mais des trois orphelins. C’était eux qui allaient constituer le fil conducteur. Là-dessus vient le problème de Warhole. Au moment des attentats, j’étais en train de dessiner la séquence blanche de 32 décembre, ce happening au sommet d’une tour de Bangkok…
St-Jo : Happening qui se termine d’une façon extrêmement sanglante.
Bilal : Oui. Et très esthétique en même temps : rouge sur blanc. J’étais donc en train de dessiner cette séquence et je me suis dit que le personnage de Warhole avait trouvé son maître en Ben Laden. Parce qu’au-delà de la signification terroriste de cet acte, Ben Laden a réussi quelque chose qui relève du happening, une volonté de frapper de la même façon qu’un artiste essaie de frapper par une installation. Le ciel était bleu ; les deux tours ; le casting était en place. Ben Laden savait que des milliers de vidéastes amateurs, des touristes ou autres, devaient à un moment avoir leur petit caméscope rivé sur ces deux tours impressionnantes. C’est là que l’idée de Warhole, obsessionnel du mal suprême dans l’art, m’est apparue comme presque logique. Après, je comprends que ce qui suit puisse paraître moins concret pour le moment.