Luke et sa petite fille Tweety errent en voiture sur les routes américaines, de ville en ville, de motel en fast food, sans but et sans joie. Ils embarquent Bill, un étrange cul-de-jatte qui traîne dans sa chaise roulante sur le bord du macadam. Bill, lui, sait ce qu’il veut : retrouver ses jambes avec l’aide d’un chaman. Bill ne sait pas où se trouve son médecin miracle, ni comment le rencontrer ; il sait juste que ce qui doit arriver arrivera. C’est le début d’un long et étrange voyage, mi-réaliste mi-onirique, au cours duquel chaque rencontre est vécue comme un signe, puisque "le hasard n’existe pas"…
Le dessinateur allemand (une rareté !) Matthias Schultheiss avait marqué la jonction des années '80 et '90 avec quelques one-shots et deux séries inoubliables : Le théorème de Bell et Le rêve du Requin. Son univers, au réalisme duquel se mêlait toujours une touche de fantastique morbide, était marqué par une violence et un érotisme d’une intensité rarement, sinon jamais atteinte en BD : à côté de ses albums, les délires d’un Quentin Tarantino ressemblent à autant d’épisodes du Club des Cinq.
Puis cet auteur aussi germanique qu’exceptionnel a disparu de la circulation pendant quinze ans (du moins en ce qui concerne la BD, puisqu’il s’est consacré à des séries télévisées allemandes). Le Voyage avec Bill signe, à plus d’un titre, son grand retour. Grand ne fût-ce que par le volume : l’album compte la bagatelle de 284 pages (les éditions Glénat ont d’ailleurs eu la délicieuse idée de nous fournir un signet).
Ce long roman graphique reprend l’essentiel des thèmes chers à l’auteur – l’érotisme en moins. Même le requin apparaît, cette fois dans un vrai rêve, l’un des passages les plus marquants de l’album. Le personnage de Bill lui-même est repris de Propellerman, une aventure super-héroïque bâtie selon les standards américains. Pourtant, si Schultheiss a semé le Voyage de réminiscences de ses œuvres précédentes, ce n’est que pour mieux leur tourner le dos.
Le Voyage avec Bill, qui laisse une impression de testament philosophique, est une longue traversée du désert vers le pardon et la renaissance à la vie, vers une grâce arrachée de haute lutte à la mort et à la violence. Malgré certaines longueurs, cet album est un aboutissement et, pour le lecteur, une invitation à (re)découvrir une œuvre hors-normes.
Chronique par Geoffroy d'Ursel