INTERVIEW de JEAN GIRAUD - MOEBIUS - partie B

Joachim Regout : Il y a cette omniprésence du désert dans votre œuvre. A ce propos, le désert B est-il situé sur la planète Edena ?

Mœbius : Il me semble que je l’ai souvent cité sur la planète. Je ne sais pas si c’est par paresse ou dans une merveilleuse inspiration, il y a toujours eu l’omniprésence du désert dans tous mes livres, que ce soit dans Edena, dans le Major, dans Inside ou même dans Blueberry. J’ai cet espèce d’obsession graphique avec l’horizon plat, comme ça. Je suis un peu complaisant avec ce truc-là. Je me dis qu’au fond c’est ma marque de fabrique, on dira "les déserts à la Mœbius". Vous savez, on finit par avoir… comment dire…

Des tics ?
Oui, des tics, mais aussi des compromissions avec soi-même. On en perd un peu le sens. On sait bien que les artistes font toujours un peu la même chose. C’est souvent glorifié, presque comme un signe de génie. Un bon exégète va voir les points de correspondances et remarquer que tel réalisateur décline toujours le même film ou que tel écrivain fait toujours le même livre. Du coup, quand on se prend la main dans le sac en train de faire ça, on se demande à quoi bon résister puisque ça a l’air d’être bien apprécié. (rires) On se laisse corrompre un peu. Et en même temps ça me plaît. Il y a tellement de gars qui n’arrivent pas à faire ce qui leur plaît. Si on nous donne le cadeau de pouvoir le faire, il faut le faire.

Le Monde d’Edena est un univers en roue libre, très désarçonnant. (voir notre chronique de la série ICI) Avec le recul, quel est votre regard sur cette série ?
Je ne la regarde plus trop. Mais graphiquement, je trouve les deux derniers magnifiques, en fait. Quand je les vois, je suis impressionné et je me dis que je suis quand même capable de faire de la vraie bonne bande dessinée. Je trouve le dernier album, Sra, drôlement abouti. J’y voulais un beau dessin très simple, avec des couleurs éclatantes. Par contre, je trouve qu’il y manque des pages. Il y a de gros morceaux d’action qui sont élucidés par des ellipses, et je trouve ça dommage. La bande dessinée à l’européenne, c’est bien, mais parfois aussi un peu chiant parce qu’on n’a pas l’habitude d’ouvrir des focales sur des actions. Moi, j’ai tendance à pratiquer des ellipses quand ça m’arrange, parfois même à montrer les résultats de l’action sans montrer cette dernière. Est-ce une forme de paresse non-consciente, non-perçue ? Ou peut-être un manque d’imagination ?… Non, c’est encore autre chose. Toujours est-il que je me suis rendu compte qu’il y avait parfois des poches non-ouvertes dans mes histoires et notamment dans Le Monde d’Edena. C’est un défaut… et à la fois ça se confond avec un système de narration occidental, ça crée un rythme.

Les japonais sont souvent dans l’excès inverse.

Oui, à force d’ouvrir des poches et des poches, partout, ils finissent par faire des histoires qui sont exsangues, qui n’ont plus de nerfs, plus de muscles. Tout est étalé de façon molle. Je me laisse aller à des impulsions, je ne réfléchis pas à une réelle construction comme le ferait un véritable écrivain-scénariste. Si je l’étais, je serais plus adroit dans les choix des zones à cacher et des zones à montrer. La fin est ouverte.

Verra-t-on une suite, un jour ?
Je ne peux pas me permettre de travailler sur trop de séries en même temps, sinon je ne m’en sors plus. Peut-être qu’un jour je reprendrai Le monde d’Edena, mais ça n’a pas vraiment été un bestseller. Pour l’instant ce n’est pas dans mes projets.

Justement, quels sont vos projets actuels ?
J’étais reparti sur la suite de L’Homme du Ciguri (deuxième volume du Garage Hermétique), mais les Humanos ont fait une boulette éditoriale qui m’a un peu bloqué la série (ndlr. : l’album aurait été publié à l’état inachevé et en couleurs, contre l’intention de départ de l’auteur). Sinon, là je prépare un album d’Arzak qui me pose beaucoup de questions. Je suis parti de façon enthousiaste, la fleur au fusil, et maintenant que je suis aux trois quarts de l’album, je suis un peu bloqué, en proie aux doutes. Je vais le mettre au frigidaire, quelques semaines… ou mois. En ce qui concerne les Inside Mœbius, j’ai encore le tome 8 à faire. Vu que le stock des précédents a du mal à s’écouler, je vais arrêter. Pendant un temps, en tout cas. C’est ça le problème avec Mœbius : j’ai une cote d’amour auprès des journalistes, mais niveau lectorat, ça a toujours été très moyen, voire petit. Pas de quoi vivre.

N’exagérons rien, pour une série comme L’Incal, les tirages n’ont pas été négligeables, quand même ?

L’Incal, oui, mais c’est parce que je travaillais très vite que ça me permettait d’en vivre. Les tirages n’atteignaient pas la moitié de ceux d’un Blueberry. Et puis il fallait partager la rémunération en deux… et Jodo, il est cher, comme scénariste. Avec ma femme, qui est mon agent, nous avons fait les comptes et nous avons décidé d’arrêter. Je me rends compte que c’est un peu con, parce qu'alors que notre préoccupation est l’Art, on se retrouve avec des raisonnements matériels.

Jodo et vous êtes amis. Est-ce pour ces raisons matérielles que ce n’est pas vous qui avez repris Final Incal ?
Ben oui, c’est ça. Pour lui, c’est une déception, c’est sûr. Il a dû penser que je le lâchais. Mais il est gentil, il ne me dit rien. (rires)


Quelle est votre opinion de lecteur à propos de Final Incal ?

C’est magnifique. Le dessinateur Ladrönn est vachement bien. Enfin, il démarre très très bien, après quoi il a un peu du mal à conserver le même niveau jusqu’au bout. Mais ça reste très honorable. Et puis l’histoire, comme toujours avec Alexandro, c’est du très bon scénario.

Avec le temps, Giraud s’est un peu empreint de Mœbius ; et Mœbius a souvent élargi son territoire, aimant sortir de la BD-lecture pour l’aspect peinture-exposition. Aujourd’hui comment délimitez-vous tout cela ? Vers quoi avez-vous envie d'évoluer ?
Je continue à avoir très envie de renouer avec le classicisme de la représentation. En signant le dernier tome de XIII (sur scénario de Jean Van Hamme), j’ai fait l’expérience du récit contemporain et ça a été très difficile. J’ai été trop longtemps en dehors du coup et je ne sais plus dessiner aisément une voiture, ni un téléphone… c’est horrible ! La seule chose qu’il me reste à faire, c’est de revenir à du western ou à de la science-fiction. Mais je n’ai pas trop envie de faire du Gir en SF, je ne sais pas pourquoi. Ou alors je ferais quelque chose dans le style de L’Homme du Ciguri ou de Sra, qui est finalement une bande dessinée assez classique dans sa forme (même si c’est pas du Blueberry, c’est sûr). Récemment, un scénariste très expérimenté m’a proposé un beau scénario de western, mais je n’ai pas envie de recréer un nouveau contexte. Ce qui me plairait, ce serait de refaire un Blueberry. Peut-être que je me déciderai à en refaire un, dans un an ou deux ?

C’est vrai ? Avez-vous encore du plaisir à le faire ? Malgré le nombre d'albums réalisés, les désaccords avec l'héritier de Charlier... ?
Ah ben oui ! Faire du réalisme western, pour moi, c’est le top du top. Le grand format et au pinceau, avec un réalisme des ombres, des matières, etc.
Les désaccords avec Philippe Charlier (ndlr.: fils de Jean-Michel Charlier, co-créateur de la série) ont pollué non pas le plaisir graphique de faire du Blueberry, mais tout le système autour, qui est moins sympa.

Quelles sont les complications que vous rencontrez avec Philippe Charlier ?
Il ne m’a pas trop emmerdé : il a seulement refusé un scénario. A l’époque, Marshall Blueberry était en rade à cause de William Vance. Tant que ça, ce n’était pas terminé, je ne pouvais pas avancer mon pion avec un nouveau scénario (le spin-off intitulé Blueberry 1900, qui devait se faire ave
c François Boucq). Par la suite, quand Charlier s’est opposé à Blueberry 1900, ça a mis une mauvaise ambiance. Ambiance qui est devenue encore plus désagréable avec des soucis sur des trucs mineurs, comme des sérigraphies, des portfolios, etc. D’un autre côté, quand on se voit, on se salue, il me dit qu’il faudrait qu’on règle les affaires. Je lui dis "oui, oui" et en fait je ne fais rien pour que ça se règle. Ca devient un truc un peu foireux.