Auteurs : Mirallès & Ruiz Editeur : Dargaud
Je vous parle d’un temps que les gens de vingt ans ne peuvent pas connaître. Dans la BD de ce temps-là, la fin des années 70, Jacques Glénat était un éditeur encore frais, regardé avec un chouïa de condescendance par ses confrères. Puis parut le miracle : le premier tome des Passagers du vent de Bourgeon, primé à Angoulème, mélange alors inédit d’histoire, de sensualité et de violence. Cette série cultissime fit vibrer les lecteurs comme jamais pendant quatre ans et n’a jamais depuis quitté les bacs des libraires.
Devant ce succès phénoménal, Glénat sent le vent tourner et décide illico d’embarquer avec les passagers. Il systématise la "recette Bourgeon". Quelques dizaines de dessinateurs et scénaristes exploreront, à grand renfort de sexe et d’hémoglobine, les recoins de l’Histoire, de Gengis Khan aux conquistadores, de la croisade contre les Cathares à l’épopée napoléonienne.
Bien entendu, les résultats sont de qualité inégale, et bon nombre de ces séries ne sont que ce qu’elles sont : l’application sans grande originalité, donc oubliable, d’une recette. Il y eut cependant quelques œuvres marquantes, dont la plus connue reste la saga tentaculaire des 7 vies de l’Epervier et ses séries annexes.
C’est dans cette mouvance que sont parus, entre 1997 et 1999, que sont les trois tomes d’A la recherche de la Licorne, petit miracle d’intelligence et de sensibilité qui passa alors complètement inaperçu.
Or donc, en ces temps reculés, Ana Mirallès était déjà une dessinatrice ibère (une rareté) de talent. Elle avait connu un certain succès avec la série Eva Medusa (1991-1996), mais ne savait pas encore que la gloire l’attendrait un peu plus tard avec Djinn (2001-2007). Entre les deux, elle et son compagnon, Emilio Ruiz, sont tombés amoureux du roman de Juan Eslava Galan, A la recherche de la Licorne, best-seller en Espagne où il avait reçu le Prix Planeta (équivalent du Goncourt). Ils avaient obtenu l’accord enthousiaste de l’auteur et de sa maison d’édition pour une adaptation BD. Dans ce long roman historique et picaresque, qui est au récit de voyage ce que Le nom de la Rose est au polar, le romancier faisait parcourir l’Afrique à une expédition destinée à guérir le roi Enrique IV de Castille de sa notoire impuissance. Rien de plus simple : il suffit de lui faire ingurgiter de la poudre de corne de licorne, animal qui, comme chacun sait, prolifère dans le Continent Noir… Mais l’Afrique est grande et inconnue. Ce voyage durera près de vingt ans – deux fois plus que le retour d’Ulysse à Ithaque.
Mirallès et Ruiz furent respectueux de l’esprit de Galan, qui lui-même respectait l’esprit, la psychologie et la culture du XVe siècle espagnol. Le décalage avec l’esprit du lecteur du XXe (ou XXIe) siècle suffit en lui-même à créer la dose d’humour (ou d’horreur parfois) qui justifie la lecture. L’élégance graphique de Mirallès fait le reste : A la recherche de la Licorne est un pur et simple bijou, et ce même si le récit, commencé dans la douceur et le rire, verse peu à peu dans le tragique et se termine dans l’amertume.
Notons, de plus, que l’édition originale en trois volumes dans la collection Vécu de Glénat donnait à l’œuvre un aspect un peu "cheap". La présente intégrale chez Dargaud rend enfin justice à une épopée qui a sa place dans la bibliothèque de tout honnête homme, comme on disait en un temps que les gens de 120 ans ne peuvent pas connaître.
Chronique par Geoffroy d'Ursel