Auteurs : Muñoz et Sampayo
Editeur : Futuropolis
Ils ont beau s’être fait quelques petites infidélités, les noms de Muñoz et Sampayo restent aussi inséparables que Dupuy et Berberian. En 33 ans de collaboration, les deux auteurs d’origine argentine ont créé une œuvre particulièrement dense et riche dans son élégante noirceur. Ceux qui ne la connaissent pas encore pourront découvrir la saga d’Alack Sinner, soit quelque 700 pages de désenchantement réunies récemment en deux volumes d’intégrale chez Casterman.
Les œuvres communes de Muñoz et Sampayo ne sont pas d’un abord facile. Ni le dessin du premier, ni les scénarios du second n’offrent le moindre confort de lecture. Et pourtant, à tous points de vue, il s’agit ici d’un sommet artistique. D’abord très influencé par Pratt (avec lequel il a collaboré), Muñoz a progressivement enrichi son noir-et-blanc d’à-plat noirs qui rapprochent son style de la peinture expressionniste (Munch, Kokoschka, Schiele…). Quand aux scénarios de Sampayo, ils entrelacent la plupart du temps les péripéties psychologiques de réflexions politiques puissantes et engagées.
Muñoz et Sampayo arrivent la plupart du temps où on ne les attend pas. Ainsi le titre Carlos Gardel, La voix de l’Argentine laisse attendre une hagiographie gentillette dédiée à un symbole national. Au lieu de quoi Sampayo développe une vision extrêmement personnelle : il transforme le désavantage apparent que constitue le peu d’informations disponibles sur la vie de Gardel en une réflexion passionnante sur ce qu’est l’identité, tant individuelle que collective.
Né en France ou en Uruguay, Gardel est devenu le symbole par excellence de l’identité argentine. Mais Gardel lui-même avait-il une identité ? C’est toute la question que pose Sampayo. A une époque de luttes sociales acharnées, Gardel sympathise avec tous les partis ("Un artiste doit être bien avec tout le monde, n’est-ce pas ?"). Dans le pays du machisme revendiqué, Gardel a une vie sexuelle indéterminée, son plus grand amour revendiqué étant sa mère. Pour finir, qui était Gardel ? Une énigme, ou juste une bulle de vacuité à laquelle chacun pouvait s’identifier ?
Pour mieux diversifier son propos, Sampayo entrelace trois intrigues : la vie du chanteur à la voix d’or dans les années 30, un débat télévisé actuel sur le thème de « L’Argentin idéal » et la jalousie obsessionnelle d’un jeune suiveur de Gardel – son Salieri. Même s’il manque la seconde partie pour émettre un jugement définitif, Carlos Gardel est d'ores et déjà une œuvre marquante, d’une richesse et d’une complexité qui méritent plusieurs lectures. Du très grand art.
Chronique par Geoffroy d'Ursel