Interview de JUANJO GUARNIDO

A l’occasion de la parution du nouveau Blacksad, on vous invite à découvrir, cher Lecteur, chère Lectrice des Chroniques d'Asteline, une interview datant de la parution de l'excellent Arctic-Nation.
Joachim Regout avait alors en effet eu l’occasion de s’entretenir longuement avec le dessinateur Juanjo Guarnido (né en 1967 à Grenade, Espagne).

Joachim Regout : Blacksad a été dès son premier tome un grand succès commercial. Est-ce devenu votre activité principale ?
Juanjo Guarnido : Je voudrais bien, mais ce n’est malheureusement pas le cas. Quand on vieillit et qu’on a des responsabilités familiales, on s’est habitué à un certain confort, à avoir un boulot de fonctionnaire avec la fiche de paye à la fin du mois. (rires) Je travaille donc toujours chez Disney en tant qu’animateur. J’y avais débuté en tant que dessinateur de lay-out.
 
Vous et votre scénariste vous êtes rencontrés dans un studio de dessin animé, je pense.
Exactement. En 1990, lors d’une formation de trois mois dans un studio de dessin animé à Madrid. Nous y avons été embauchés par la suite. Le côté positif de cet emploi est qu’il a créé une équipe d’amis qui sont restés très liés. Nous étions tous deux des mordus de BD. Moi, j’avais arrêté d’en faire depuis quatre ans. Après les Beaux-Arts, j’étais plutôt parti dans mes délires liés à la peinture, la gravure et autres.

Si je comprends bien, vous considérez le dessin animé davantage comme un boulot alimentaire, contrairement à la BD qui est davantage liée à votre passion ?
Absolument. Bon, aujourd’hui on connaît une période de crise généralisée dans le secteur du dessin animé, mais en général ça tourne plutôt bien. Mais je n’ai jamais eu d’autre ambition plus grande que celle de faire de la BD. Déjà plus jeune, j’envoyais aux éditeurs en Espagne en espérant qu’ils voient en moi un auteur prometteur. Pendant quelques années, j’ai ainsi réalisé des illustrations de couverture et des posters pour l’éditeur Planeta que s’occupait des éditions espagnoles de Marvel. Ca m’a permis de me faire connaître auprès d’un certain public espagnol… qui a accueilli avec enthousiasme mon retour à la BD avec Blacksad. Merci à eux.
 
Quelles sont pour vous les richesses de la BD par rapport à l’animation ?
La BD est tout d’abord la chose la plus merveilleuse qui existe ! (rires) Un jour, mon frère (qui dessine aussi) m’a fait une réflexion que j’ai trouvée très juste à propos de la BD : "C’est hallucinant : c’est comme si tu réalisais ton propre film !" Ca permet en effet d’être maître de son œuvre de bout en bout et donc de conserver ce qu’elle a de personnel. En comparaison, le dessin animé est un travail industriel, même s’il a beaucoup d’atouts. Il a surtout l’avantage de te faire travailler avec des professionnels talentueux qui te forment en permanence, qui te permettent d’hériter d’une certaine technique et qui te font progresser très efficacement. Il y a une sorte de savoir du dessin animé, qui se transmet de bouche à oreille dans une équipe… tel le savoir des druides.
Contrairement à certains auteurs (Blutch, Sfar, etc.), vous ne vous offusquerez donc pas si on vous dit que votre BD est  "cinématographique" ?
Absolument pas ! J’ai effectivement lu une interview de Blutch où il estimait que comparer la BD avec le cinéma était une forme d’insulte. Pour ma part, je suis tout à fait d’accord sur le fait que la BD est un "langage" à part, un médium tout à  fait différent, avec ses propres codes et sa propre grammaire… Mais je pense que ce qu’il y a de merveilleux avec ce médium, c’est la quantité d’approches possibles, de façons d’exploiter son langage : ça peut être de la poésie, du pur divertissement ou encore de la revendication sociale, par exemple ! Et une autre est l’approche cinématographique. Nous, c’était notre intention de départ d’exploiter ce filon-là de la BD pour Blacksad. Donc, quand on nous dit que notre BD est cinématographique, ça nous flatte. Je pense d’ailleurs qu’il y a des influences cinématographiques tant dans Les Tours de Bois-Maury de Hermann que dans Monsieur Jean de Dupuy et Berbérian, même si ces influences sont revisitées de façon très personnelle – et géniales. L’usage que font Dupuy et Berbérian de certaines ellipses ou encore de mises en parallèle avec des atmosphères oniriques, moi je trouve ça très cinématographique ! Et puis à la fois ça reste purement de la BD ! Car la BD n’est jamais du cinéma : c’est un autre médium, un autre format, une autre lecture (le timing du récit n’est pas imposé au spectateur comme au cinéma, par exemple).

Comment travaillez-vous avec votre scénariste ? Fait-il un découpage au préalable ?
Ah non, pas du tout. Comme on est tous deux familiarisés avec les scénarios de dessins animés, on procède également de la sorte pour Blacksad.
C’est comme un scénario de cinéma : ce n’est découpé ni par case, ni par planche, mais il s’agit d’une narration avec des dialogues, c’est tout. Si je n’avais pas le loisir de découper la BD comme bon me semble, on m’ôterait d’ailleurs un plaisir qui est aussi immense pour moi que celui de la dessiner.

A travers la mélancolie et la solitude de Blacksad, on lui imagine un passé assez torturé. L'album Arctic-Nation laisse sous-entendre qu’il a été soldat notamment… Avant d’écrire les histoires de Blacksad, est-ce que ses auteurs lui ont imaginé un passé ?
Non, mais votre question me fait très plaisir, parce qu’il n’y a rien de plus gratifiant pour des auteurs que voir les lecteurs dont l’imagination se prolonge au-delà des albums ! Que vous imaginiez un lourd passé à Blacksad sur base de quelques bribes d’information, graphiques ou narratives, prouve que Blacksad vous a touché, et que vous "ressentez" le personnage. On voit qu’il est ex-flic et ex-soldat, qu’il est caractériel, solitaire, sensible eux souffrances des autres, intègre… Et tous ces petits éléments qui nous permettent d’enrichir le personnage font que Juan Diaz Canales et moi-même le découvrons aussi petit à petit. J’avais demandé à un moment à mon scénariste si on ne ferait pas une fiche, mais après réflexion, nous préférons avoir un personnage qui soit encore malléable entre les mains. Il prend progressivement corps.

J’ai effectivement déjà noté des évolutions en deux albums de temps. Graphiques surtout. Blacksad semble avoir les traits plus carrés, il semble plus imposant aussi.
C’est clair que si on compare avec les toutes premières planches… J’étais encore un peu hésitant sur la physionomie de ce chat. Suite à certains commentaires favorables de lecteurs à la sortie du premier album, il est devenu plus élégant. C’est clair qu’il n’est plus tout jeune, mais son petit bide est masqué par son imper… ce qui donne peut-être cette impression de stature imposante.

Vous êtes donc attentif aux commentaires de vos lecteurs ?
Bien sûr. Même si on ne le voulait pas, on serait influencé inconsciemment.

Pourquoi avoir choisi un chat noir comme héros ? 
Le chat noir évoque beaucoup de choses dans l’imaginaire des gens : le côté porteur de malheur, l’association au mystère (à la sorcellerie – même si ça n’a rien à voir avec nos histoires), mais aussi l’élégance (comparable à la panthère noire).

La grande bonne idée de cet album est d’avoir scindé les animaux polaires – donc blancs – des autres – de couleur. Le thème du racisme est-il venu pour alimenter un récit de divertissement ou est-ce que vous aviez dès le départ un parti pris "On n’enfonce jamais assez le clou pour dénoncer les horreurs du racisme" ?
Même si au départ, nous n’avions pas forcément envie d’inclure des intentions engagées dans un récit, on ne peut s’empêcher de réprouver la monstruosité des personnages qu’on met en scène. On a eu envie de dépeindre l’imbécillité de différents extrémismes symboliques dans un quartier fictif, et ça traduit immanquablement le mépris qu’on a envers ce genre d’idéologies à la noix dans la réalité. Il y a un des mouvements aux USA qui s’appelle "Nation Arienne" qui nous a un peu inspiré ces animaux au pelage blanc mais à la cervelle noire. Et les Black Claws ont quant à eux quelque chose des Black Panthers. Et tout comme dans la réalité, il n’y a pas que les personnages noirs et blancs, il y a les jaunes, les juifs, les mélanges…

A propos, il y a ce chouette passage où le leader des Black Claws cherche à s’en prendre au museau blanc de Blacksad. Je suppose que vous n’aviez pas deviné à la création du personnage pouvoir faire usage de cette idée graphique ?
Au départ, c’était effectivement une idée graphique, car un visage tout noir aurait certainement été limitant. J’avais tout de même dès le départ imaginé que Blacksad était né de parents de couleur opposée. Le scénariste a trouvé matière à exploiter cette idée dans Arctic-Nation.
Autre idée originale – que tous les lecteurs n’ont peut-être pas remarquée : une image en épilogue sur les gardes, où on voit Blacksad honorer sa promesse envers Cotten, la pie. Parce qu’avec 46 planches, vous manquiez de place ?
Non. Nous n’avions originellement pas prévu cet épilogue au récit. C’est une idée à notre directeur de collection, François Lebescond. Il m’avait d’abord suggéré une case couleur, isolée en dernière page blanche. Ensuite, j’ai préféré la mettre carrément en page de garde. Parce que le fait de tourner la page crée un éloignement dans le temps qui me paraissait plus judicieux. Le traitement différent (en croquis noir et blanc) vient renforcer cette impression.

Ndlr. : par la suite, les gardes arrière des albums de la série deviendront systématiquement prétexte à un tel clin-d’œil-épilogue.

Autre élément marquant dans l’album : pourquoi n’y a-t-il que le renard dont on voit la queue ?
Au début de la série, je m’étais demandé si j’allais ou non mettre une queue à Blacksad. Mais ça aurait été encombrant dans son pantalon. Ou alors, si elle était apparente hors des vêtements, il aurait alors fallu la mettre à tous les animaux…. Et ça aurait aussi été un peu encombrant pour les situations qu’on voulait créer. Dans le premier album, il y avait déjà un personnage dont j’avais représenté la queue, pour accentuer un effet comique : le petit xylophoniste. Et dans ce deuxième album, c’est effectivement le renard, et ce pour plusieurs raisons : 1) ça sert à l’identifier immédiatement car il arrive souvent qu’on n’aperçoive pas son visage (quand il est cagoulé ou quand il est sous la voiture à la fin, par exemple) ; 2) Après qu’il ait tué Dinah, Blacksad découvre les traces effacées dans la neige. Or, dans la nature, les renards balayent effectivement leurs propres traces avec la queue
; 3) Dans la scène de cul, il est non seulement immédiatement identifiable, mais en plus ça offre à la scène son côté bestial. Mais ça atténue l’effet choquant/pornographique aussi, parce qu’ainsi on a juste l’impression de voir deux chiens en train de copuler. Je suis assez pudique : je ne crois pas que j’aurais été à l’aise de dessiner cette scène si elle montrait deux humains.
Partez-vous de têtes humaines que vous déclinez en têtes d’animaux ou l’inverse ?
Je pars toujours des animaux, que je dessine de manière réaliste. Ensuite, je les caricature, je les réinterprète pour qu’ils soient plus graphiques.

Je suis tout de même surpris que vous ne vous soyez jamais basé sur des têtes humaines.
On peut s’inspirer quelques fois de personnages réels. Pour la pie, mon scénariste s’est inspiré d’un vieil homme qui mangeait dans le même restaurant que lui, un aveugle qui dépensait effectivement tout son fric dans les machines à sous. Au départ, nous l’avions représenté par un autre animal, puis nous nous sommes ravisés parce que la pie convenait mieux évidemment : cet animal qui est attiré par tout ce qui brille, les casinos, etc. alors qu’il est aveugle. C’était une trouvaille. Dans Quelque part entre les ombres, il y a un vieux crocodile qui joue au billard qui m’a été inspiré par un vieillard que j’ai croisé et qui était un virtuose de ce jeu. Ah oui, je me suis aussi inspiré de mon scénariste pour un personnage : c’est le renard lieutenant dans le même album. Ce n’est même pas une caricature, c’est un portrait ! (rires)


Y a-t-il des personnages secondaires qu’on va revoir dans les prochains tomes ? Reverra-t-on Weekly ?
Tout le monde me pose la question. (rires) Oui : lui, c’est sûr !!!

Si vous deviez vous représenter en animal, lequel seriez-vous ?
Non, vraiment, je ne sais pas. Une amie m’avait un jour tendrement qualifié de petit hibou parce que j’ai les des grands yeux curieux… mais je pense que c’est plutôt parce que j’ai les yeux fort rapprochés (sourire). Des tas de gens me demandent en quel animal je les imaginerais. Ca va vous étonner, mais je suis très mauvais à ce jeu-là, je vous assure.

Le côté animalier, c’est uniquement une influence Disney, ou y en a-t-il d’autres ?
Oh, il y en a plein d’autres : les BD de Carl Barks, des illustrateurs comme Richard Scarry, Jan (espagnol), ou Rien Poortvliet (hollandais)….

On pense à un autre animal flic : l’inspecteur Canardo. Il y a là aussi un beau catalogue de tronches animalières.
Je connaissais mal Canardo avant d’entamer Blacksad. Je pense qu’à part le fait que ce sont des polars animaliers, il n’y a pas de parallèle à faire : il n’y a ni la même approche du polar, ni du récit, ni du dessin, ni même de l’animalier.
 

Quelles sont vos autres grandes influences ? 
Disney, Uderzo et Mœbius, principalement. Et Hermann aussi : tant au niveau de la narration que de la composition des cases, il n’a pas son pareil. Après, j’ai aussi été influencé par Loisel, Prado, Carlos Gimenez, Mazuchelli, Parish… J’aime aussi beaucoup l’élégance du dessin de Juillard. J’oublie d’en citer, inévitablement.

Merci pour cet entretien, Juanjo.


Toutes les images ci-dessus sont © Dargaud

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