Alejandro Jodorowsky présente sa pièce de theâtre "Le Gorille" (2009)


"Dans ma jeunesse, quand semblable à une chrysalide dans son cocon, mon esprit se tordait en tous sens cherchant douloureusement à dépasser ses limites pour devenir un papillon invisible et infini, j’ai lu la nouvelle de Kafka, Communication à une académie. Ces quelques pages m’ôtèrent tout espoir : je me sentis comme une graine stérile dans la terre.

Ce n’est pas par hasard si la nouvelle semble inachevée : la chenille y pourrit sans jamais réussir à prendre son envol. C’est la triste histoire d’un singe capturé qui, afin d’éviter d’être exposé dans un zoo, entreprend la lourde tâche d’acquérir le langage humain, pour ainsi se glisser dans une société qui finit par le démolir. Sa seule réussite est d’être récompensé par une académie universitaire, qui ne le reconnaît pas en tant qu’âme consciente, mais admire plutôt chez lui la bête capable d’imiter le parler et l’attitude d’un homme moyen.

Le gorille kafkaïen est une victime absolue. Tout comme les immigrés qui s’entassent dans des quartiers-ghettos, que l’on tolère et exploite dans des tâches méprisées, sans jamais les reconnaître en tant que concitoyens à part entière. Il m’a semblé que Kafka ne donnait pas à son singe l’opportunité de s’exprimer, de se révolter, de se réaliser dans la prise de conscience que le bonheur consiste à être ce que l’on est et non ce que les autres nous imposent d’être.

Partant donc du texte de Kafka, j’ai écrit un monologue théâtral qui montre l’éveil d’un esprit, d’abord primitif, ensuite vindicatif et pour finir accompli, c’est à dire conscient de l’inutilité de tout ce paraître qui nous éloigne de l’authenticité. D’une certaine manière, moi-même, enfant d’émigrés russo-juifs échoués au Chili, j’ai subi pendant mon enfance le rejet d’une société qui nous regardait comme différents, c’est à dire comme nocifs.

L’effort de s’intégrer à un monde qui nous tolère mais nous méprise est terrible. C’est ce dont parle Le gorille.

Cette histoire me touchait de si près, que je n’ai pu la confier qu’à mon fils Brontis qui, bien que français par sa mère, est un éternel émigrant par son père : enfant je l’ai trimbalé d’un pays à l’autre, lui répétant sans cesse "ta patrie, ce sont tes souliers". Personne ne peut interpréter comme lui ce singe, sans territoire, sans famille, sans amis, incarnant toujours un personnage devant un public qui n’applaudit en lui que le monstre inoffensif.

Un père et un fils, peuvent-ils travailler en bonne entente ? Ce fut le cas. Nous nous sentions à ce point concernés par le sujet, que nous nous fondions l’un dans l’autre.

Quand, dans les derniers jours de répétions, nous avons crée la scène où le singe se révolte enfin, nous nous sommes pris dans les bras pour pleurer en pensant à nos ancêtres, cette longue lignée de tristes mais vaillants gorilles."


Propos d'Alejandro Jodorowsky à l'occasion de la première représentation de cette pièce au public bruxellois, le Jeudi 14 mai 2009 au maelstÖm reEvolution fiEstival #3.

Sur les planches, l'acteur Brontis Jodorowsky a brillament donné vie à la mise en scène de son père, avant d'autres dates à Mexico, à Paris, en Italie...