ESSAI : Comment cuire un 9 ?

Auteur : Cheng
Editeur : Flammarion

Faire aimer les mathématiques, voilà qui relève du challenge, c’est le moins qu’on puisse dire. Pourtant, dans cet ouvrage ludique et pédagogique, la mathématicienne Eugenia Cheng se propose de nous présenter cet ennemi juré sous un angle différent. Il ne s’agit pas de devenir mathématicien soi-même, mais de comprendre ce que sont les mathématiques, comment elles fonctionnent et surtout qu’elles ne sont jamais loin de nos préoccupations de tous les jours. 
Partons alors d’un peu de farine, d’œufs, et de beurre et jouons au jeu de l’abstraction et de la généralisation.
L’abstraction c’est ce qui permet à un crumble d’avoir une seule recette, quels que soient les fruits qui le composent. C’est ce qui nous permet de savoir que la recette est invariable que l’on décide de l’accommoder avec prunes ou des cerises. C’est aussi le cas des nombres qui existent en eux-mêmes, quelle que soit la chose qu’ils quantifient. C’est le pouvoir de l’abstraction : une aptitude qui nous permet de synthétiser et de nous représenter des concepts de manière simple, mais pas simpliste, en supprimant leurs propriétés inutiles. C’est aussi malheureusement ce qui fait que les mathématiques nous semblent généralement si loin des applications à la vie quotidienne. Enfin, c’est la raison pour laquelle on ne peut apprendre les mathématiques en regardant : les mathématiques se résolvent par logique et non par observation.
La généralisation, c’est ce qui fait que vous pouvez à partir de la recette d’un cake normal, préparer un cake sans gluten et qu’une boule de pâte à modeler, quelle que soit la façon dont elle est étirée, contient toujours la même quantité ; ou de s’imaginer un espace différent dans lequel cette quantité n’a plus la même valeur, mais qui fonctionne toujours selon les règles immuables de la logique mathématique. 
En mathématiques, on se détache des propriétés inutiles pour simplifier les choses et on déplace ce qui lie logiquement plusieurs concepts d’une dimension à une autre ; …et voilà !
On enchaîne ensuite sur le "gros morceau" : la théorie des catégories ; une discipline plus récente des mathématiques qui s’intéresse aux structures des mathématiques ("comme un Lego formé d’une multitude de plus petits Legos") et à leurs relations (les morphismes) en fonction d’un contexte donné. C’est en quelque sorte une géométrie des mathématiques qui rend visible ce qui est abstrait et lui donne une forme : des objets et des flèches.
En se servant de la cuisine comme tout un tas d’autres images de la vie quotidienne, Eugenia Cheng use avec beaucoup d’humour et de pertinence de l’art de la métaphore pour nous transmettre son savoir et sa passion des mathématiques. Elle n’essaie pas pour ainsi dire de nous faire comprendre les mathématiques au sens d’une matière que l’on serait supposé revoir ou pour laquelle on pourrait être interrogé par la suite, mais cherche plutôt à nous ouvrir les yeux sur comment les mathématiques fonctionnent en tant que champ épistémologique afin de démystifier la discipline et de nous montrer que nous usons des mêmes compétences et des mêmes procédés mentaux dans notre vie de tous les jours. Et dans l’ensemble, ça fonctionne plutôt bien. 
Cheng fait donc preuve de beaucoup de pédagogie pour rendre les concepts abordés accessibles ; ce qui ferait presque oublier que l’on parle des mêmes notions qui nous ont rebutées tout au long de notre enfance et notre adolescence…et d’autres dont nous n’avons même jamais entendu parler.
Attention toutefois, il ne s’agit pas d’acheter d’urgence cet ouvrage à tous les enfants et adolescents pour qui les mathématiques sont une torture : le style reste élaboré, il faut pouvoir conceptualiser les analogies proposées et parfois il faut appeler un chat un chat : le jargon reste inévitable. Malgré cela, rien ne nous empêche de piocher joyeusement dans les explications de l’auteur pour "les mettre à notre sauce" et les partager sans compter. Par ailleurs, on ne saurait que trop conseiller aux enseignants de consulter cet ouvrage qui dispense nombre de petites et grandes vérités sur ce qui nous décourage dans les maths ; et même parfois comment dépasser cela. Ainsi, même s’il nous arrivera quand même de nous y perdre parfois, on se rattache sans peine au chemin au fil des pages, non sans une certaine satisfaction de pouvoir comprendre au moins en partie ces notions qui nous paraissent si impénétrables. 
Un ouvrage somme toute savoureux dont on en ressort avec la joyeuse impression que certaines choses qui nous restaient depuis des années sur l’estomac ont pu être digérées en toute légèreté.  À consommer sans modération !

Chronique par Romina Rinaldi