Editeur : Monsieur Toussaint Louverture
La mode des personnages ayant des soucis avec l’alcool, les femmes, les relations humaines en général et leur propre créativité, souvent frustrée, typiques de certains romans américains, pourrait bien lasser. On se le dit en débutant Karoo, en faisant connaissance avec ce personnage pris dans une auto-analyse de la maturité, de la fin d’un mariage, de la fin d’une ère où l’ébriété lui donnait l’armure idéale pour protéger son identité incertaine. Affligé d’un "mal" qui lui ôte désormais toute possibilité d’être saoul, quelles que soit les quantités d’alcool ingurgitées, Saul Karoo doit gérer cette lucidité toute neuve.
Et c’est dans l’évolution de cette lucidité qu’on quitte l’autoroute du genre alcoolico-cynique qu’on pensait avoir empruntée, pour s’engager dans les sillons détournés du récit d’un homme cherchant à reprendre en main son destin. Egoïstement d’abord, involontairement ensuite, prêt à devenir la victime de ses propres tentatives d’expiation.
Comme bien des personnages de roman, Saul Karoo sait habilement se coller des étiquettes et souffre au fil des pages en tentant de se les enlever. Le style du roman évolue, entre l’introspection hasardeuse, insolente, d’une complaisance variable, du récit à la première personne, et la distance inévitablement plus sévère d’une narration à la troisième personne.
De tout ça se dégage cette tentative de rédemption fabriquée mais teintée d’une folle absurdité. Tout semble arriver un instant trop tard, tout perd pied, Karoo en premier, dès lors qu’il pense s’être enfin sorti de lui-même, de ses erreurs, de ses mensonges, de ses folies. Karoo, réparateur de scénarios pour Hollywood, tente d’appliquer son art à sa propre existence mais au montage final, sera-t-il gagnant ?
C'est un roman fait de matière brute, dense, mais aussi nuancé de poussière fine, que Tesich laisse derrière lui. Un roman qui résonne comme un lendemain de veille un peu sonné, qui tend pourtant vers cette forme d’implacable clairvoyance qui ne permet aucun compromis avec la vie.
Chronique par Virginie